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quelques mots d’Olivier, s’approchait dans l’espoir de satisfaire sa curiosité.

— Mon oncle, — dit résolument le jeune soldat, au moment où madame Barbançon parut au seuil de la tonnelle, — toute retraite nous est coupée… mon invité arrive dans une heure au plus tard, il s’agit de vaincre ou de mourir… de faim… nous et mon invité, dont il faut au moins que je vous dise le nom : c’est le duc de Senneterre.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire cela, malheureux ! — reprit le commandant, — c’est à maman Barbançon… car la voici…

À l’approche de la redoutable ménagère, Olivier s’écria :

— Maman Barbançon, mon oncle a quelque chose à vous dire.

— Moi ? du diable si c’est vrai, par exemple ! — reprit le vétéran en s’essuyant le front avec son mouchoir à carreaux, — c’est toi qui as à lui parler !

— Allons, mon oncle… maman Barbançon n’est pas si terrible qu’elle en a l’air ; avouez-lui la chose en douceur.

— C’est ton affaire, mon garçon… Arrange-toi.

La ménagère, après avoir regardé alternativement l’oncle et le neveu avec une curiosité mêlée d’inquiétude, dit enfin à son maître :

— Qu’est-ce qu’il y a donc, monsieur ?

— Demandez cela à Olivier, ma chère… Quant à moi, je n’y suis pour rien… je m’en lave les mains.

— Eh bien ! maman Barbançon, — dit intrépidement le jeune soldat, — au lieu de deux couverts pour notre dîner… il faudra en mettre trois ! voilà !

— Comment ! trois couverts ! monsieur Olivier, pourquoi trois ?

— Parce que j’ai invité à dîner un ancien camarade du régiment…

— Jésus ! mon bon Dieu ! — s’écria la ménagère avec plus d’effroi que de courroux, en levant les yeux au ciel, — un invité… et ce n’est pas le jour du pot-au-feu… nous n’avons qu’une soupe à l’oignon, une vinaigrette du bœuf d’hier et une salade.

— Eh bien ! que voulez-vous donc de plus, maman Barbançon ? — dit joyeusement Olivier, qui s’était attendu à trouver la ménagère bien autrement récalcitrante. — Une soupe à l’oignon confectionnée par vous… une vinaigrette et une salade assaisonnées par vous… c’est un repas des dieux, et mon camarade Gerald se régalera comme un roi. Remarquez bien que je ne dis pas comme un empereur… maman Barbançon.

Cette délicate allusion aux opinions anti-Buonapartistes de madame Barbançon passa inaperçue. À ce moment, la rancuneuse amante du vélite disparaissait devant la ménagère.

La ménagère reprit donc avec un accent de récrimination douloureuse :

— Ne pas avoir choisi le jour du pot-au-feu ! ça vous était si facile, monsieur Olivier !

— Ce n’est pas moi qui ai choisi le jour, maman Barbançon… c’est mon camarade.

— Mais, monsieur Olivier, tous les jours, dans la société, on se dit sans façon… « Ne venez pas aujourd’hui, mais venez demain, nous aurons le pot-au-feu. » Après tout, on n’est pas entre ducs et pairs.

Olivier eut envie de porter à son comble l’angoisse de la ménagère, en lui disant que justement c’était un duc qui allait venir manger sa vinaigrette ; mais ne voulant pas mettre à cette rude épreuve l’amour-propre culinaire de madame Barbançon, il se contenta de lui dire :

— Le mal est fait, maman Barbançon… tout ce que je vous demande, c’est de ne pas me faire affront devant un ancien camarade de l’armée d’Afrique.

— Jésus… mon Dieu ! pouvez-vous craindre cela, monsieur Olivier ? vous faire affront… moi ? c’est tout le contraire… car j’aurais voulu…que…

— Il se fait tard, — dit Olivier en interrompant ces doléances, — mon ami va arriver avec une faim de soldat… Ah ! maman Barbançon, ayez pitié de nous !

— C’est pourtant vrai… — dit la ménagère, — je n’ai pas un moment à perdre…

Et la digne femme s’éloigna en hâte, répétant avec douleur :

— N’avoir pas choisi le jour du pot-au-feu !

— Ouf !… — dit le vétéran lorsque la ménagère fut partie, — je respire. Eh bien ! elle a pris ça beaucoup mieux que je ne l’aurais cru… Tu l’as ensorcelée… Mais, à nous deux maintenant, monsieur mon neveu ! Tu ne pouvais pas me prévenir, afin que ton ami trouvât au moins ici un dîner passable ? tu l’invites ainsi à brûle-bourre : et c’est un duc par-dessus le marché… Mais dis-moi… comment diable tu as un duc pour camarade dans les chasseurs d’Afrique ?

— En deux mots, voici l’histoire, mon oncle ; je vous la dis, parce que vous aimerez tout de suite mon ami Gerald, car il n’y en pas beaucoup de cette race et de cette trempe-là… je vous assure… Lui et moi, nous avions été camarades de classe au collége Louis-le-Grand. Je pars en Afrique… Au bout de six mois, qui est-ce que je vois arriver au quartier (nous étions alors à Oran) ? mon ami Gerald en veste et en pantalon d’écurie…

— Simple cavalier ?

— Simple cavalier.

— Comment ? grand seigneur, et riche sans doute, il n’est pas entré à Saint-Cyr ?

— Non, mon oncle.

— Un caprice, alors ? un coup de tête ?

— Non, mon oncle, — dit Olivier avec un accent pénétré, — la conduite de Gerald a été, au contraire, parfaitement réfléchie ; il est en effet, très grand seigneur de naissance, puisqu’il est, je vous l’ai dit, duc de Senneterre.

— Oui, l’on voit souvent ce nom-là dans l’histoire de France, — reprit le vieux marin.

— C’est que la noblesse de la maison de Senneterre n’est pas seulement ancienne, mais illustre, mon oncle ; du reste, la famille de Gerald a perdu la plus grande partie de l’immense fortune qu’elle avait autrefois ; il leur reste, je crois, une quarantaine de mille livres de rentes… C’est beaucoup pour tout le monde ; mais c’est peu, dit-on, pour des personnes d’une grande naissance, et d’ailleurs Gerald a deux sœurs… à marier.

— Ah çà !… dis-moi comment et pourquoi ton jeune duc s’est fait soldat ?

— D’abord, mon oncle, ce brave garçon est fort original, fort spirituel, et il a toutes sortes d’idées à lui. Ainsi, lorsqu’au sortir du collége, Gerald s’est trouvé en âge d’être atteint par le recrutement, son père (il avait encore son père) lui a dit tout naturellement qu’il allait mettre à une bourse d’assurances afin de le garantir contre les chances du sort. Savez-vous ce qu’a répondu ce singulier garçon ?

— Voyons un peu.

« — Mon père, — a dit Gerald, — il est un impôt que tout homme de cœur doit payer à son pays, c’est l’impôt du sang, surtout lorsqu’on se bat quelque part. Je trouve donc ignoble de vouloir échapper, moyennant finance, aux dangers de la guerre en achetant un pauvre diable qui s’arrache à son champ ou à son métier pour risquer d’aller se faire tuer à votre place… Acheter un homme… c’est… passez-moi le terme, se donner un brevet de jean f… avec privilége du gouvernement. Or, comme je ne suis pas jaloux de ce privilége-là, si j’ai un mauvais numéro, je partirai soldat. »

— Ah ! pardieu ! j’aime déjà ton jeune duc ! — s’écria le vétéran.

— N’est-ce pas, mon oncle, que c’est vaillamment pensé ? — reprit Olivier, avec une expression d’orgueil amical. — Quoique cette résolution lui parût très étrange, le père de Gerald était trop homme d’honneur pour la combattre ; Gerald est tombé au sort, et voilà comment il est arrivé simple cavalier aux chasseurs d’Afrique, pansant son cheval, étant de corvée ou de cuisine tout comme un autre, faisant rondement son métier, et allant sans mot dire à la salle de police, s’il s’attardait sans permission ; en un mot, il n’y avait pas de meilleur cavalier dans son peloton.