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— Oui, quelquefois l’écolière devient la maîtresse… comprenez-vous ? la maîtresse… du maître…

— La maîtresse du maître !… ah ! très bien ! ah ! j’y suis parfaitement… C’est très drôle… Eh ! eh ! eh ! Mais, redevenant tout à coup sérieux, M. Bouffard reprit :

— Mais j’y pense… ah ! saperlotte ! si cet Hercule de Tonnerriliuskoff… si Cornélia…

— La vertu de mademoiselle Bouffard doit être au-dessus de pareilles craintes, mon cher monsieur… mais pour plus de sûreté…

— Ce brigand-là ne remettra jamais les pieds chez moi, avec sa barbe de sapeur et ses quinze francs par cachet, — s’écria M. Bouffard. — Merci du conseil, monsieur le marquis.

Puis, revenant auprès d’Herminie, M. Bouffard ajouta :

— Ainsi, ma chère demoiselle, après-demain nous commencerons à deux heures… c’est l’heure de Cornélia.

— À deux heures, monsieur, je serai exacte, je vous le promets.

— Et dix francs par semaine.

— Oui, monsieur… moins encore si vous le désirez.

— Vous viendriez pour huit francs ?

— Oui, monsieur ; — répondit Herminie en souriant malgré elle.

— Eh bien, ça va… huit francs… un compte rond — dit l’ex-épicier.

— Allons donc ! monsieur Bouffard… un riche propriétaire comme vous est plus grand seigneur que cela, — reprit le marquis. — Comment ! un électeur éligible !… peut-être même un officier de la garde nationale… car vous me paraissez bien capable de cela.

M. Bouffard releva fièrement la tête, poussa son gros ventre en avant ; et dit avec emphase, en faisant le salut militaire :

— Sous-lieutenant de la troisième du deuxième de la première.

— Raison de plus… cher monsieur Bouffard, — reprit le bossu, — il y va de la dignité du grade.

— C’est juste, monsieur le marquis ; j’ai dit dix francs, c’est dix francs. J’ai toujours fait honneur à ma signature. Je vais tâcher de retrouver le godelureau… Il flâne peut-être dans les alentours de ma maison pour y revenir tout à l’heure; mais je vas le signaler à la mère Moufflon, ma portière… et, soyez tranquille, elle a l’œil bon et la dent idem… Votre serviteur, monsieur le marquis… À après-demain, ma chère demoiselle…

Mais, revenant sur ses pas, M. Bouffard dit à Herminie :

— Mademoiselle… une idée !… Pour prouver à M. le marquis que les Bouffard sont des bons enfans quand ils s’y mettent…

— Voyons l’idée ; monsieur Bouffard, — reprit le bossu.

— Vous voyez bien ce joli jardin, monsieur le marquis ?

— Oui.

— Il dépend de l’appartement du rez-de-chaussée… Eh bien ! je donne à mademoiselle la jouissance de ce jardin… jusqu’à ce que l’appartement soit loué.

— Vraiment ! monsieur, — dit Herminie toute joyeuse — oh ! je vous remercie ! Quel bonheur de pouvoir me promener dans ce jardin !…

— À la charge par vous de l’entretenir, bien entendu, — ajouta M. Bouffard, qui s’en courut d’un air guilleret, comme pour se soustraire modestement à la reconnaissance que devait inspirer sa proposition.

— On n’a pas idée de ce que gagnent ces gaillards-là à être obligeans et généreux, — dit le bossu en riant lorsque M. Bouffard fut sorti.

Puis, redevenant sérieux et s’adressant à Herminie :

— Ma chère enfant, ce que je viens d’entendre me donne une telle idée de l’élévation de votre cœur et de la fermeté de votre caractère… que je comprends l’inutilité de nouvelles instances à propos du sujet qui m’a amené près de vous. Si je me suis trompé… si vous n’êtes pas la fille de madame de Beaumesnil… vous persisterez naturellement dans votre dénégation ; si, au contraire, j’ai deviné la vérité, vous persisterez à la nier ; et en cela vous obéissez, j’en suis certain, à une raison secrète, mais honorable… Je n’insisterai donc pas… Un mot encore… J’ai été profondément touché du sentiment qui vous a fait défendre la mémoire de madame de Beaumesnil contre les soupçons… qui peuvent m’avoir trompé… Si vous n’étiez une digne et fière créature… je vous dirais que votre désintéressement est d’autant plus beau que votre position est plus précaire, plus difficile… Et, à ce propos, puisque M. Bouffard m’a privé du plaisir de pouvoir vous être utile cette fois… vous me promettez, n’est-ce pas, ma chère enfant… qu’à l’avenir vous ne vous adresserez qu’à moi ?…

— Et à qui pourrais-je m’adresser sans humiliation, si ce n’est à vous, monsieur le marquis ?

— Merci… ma chère enfant… mais de grâce, plus de monsieur le marquis… Tout à l’heure… au milieu de notre grave entretien… je n’ai pas eu le loisir de me révolter contre cette cérémonieuse appellation ; mais maintenant que nous sommes de vieux amis, plus de marquis… je vous en supplie… ce sera plus cordial… C’est convenu, n’est-ce pas ? — dit le bossu en tendant sa main à la jeune fille, qui la lui serra affectueusement et répondit :

— Ah ! monsieur… tant de bontés, tant de généreuse confiance… cela console… de l’humiliation dont j’ai tant souffert devant vous.

— Ne pensez plus à cela, ma chère enfant… Cette injure prouve seulement que cet insolent inconnu est aussi niais que grossier… C’est d’ailleurs trop lui accorder que dé garder le souvenir de son offense.

— Vous avez raison, Monsieur, — répondit Herminie, quoiqu’à ce souvenir elle rougît encore d’indignation et d’orgueil ; — le mépris… le mépris… le plus profond… voilà ce que mérite une pareille insulte…

— Sans doute… Mais malheureusement cet outrage… votre isolément a peut-être contribué à vous l’attirer, ma pauvre enfant, et, puisque vous me permettez de vous parler sincèrement… comment, au lieu de vivre ainsi seule, n’avez-vous pas songé à vous mettre en pension auprès de quelque femme âgée et respectable ?

— Plus d’une fois j’y ai pensé, monsieur… mais cela est si difficile à rencontrer… surtout, — ajouta la jeune fille en souriant à demi, — surtout lorsqu’on est aussi exigeante que moi…

— Vraiment ? — reprit le bossu en souriant aussi, — vous êtes bien exigeante ?

— Que voulez-vous, monsieur ? Je ne trouverais à me placer ainsi que chez une personne d’une condition aussi modeste que la mienne… et malgré moi… je suis tellement sensible à certains défauts d’éducation et de manières, que j’aurais trop à souffrir en maintes occasions… Cela est puéril… ridicule… je le sais, car le manque d’usage n’ôte rien à la droiture, à la bonté de la plupart des personnes de la classe à laquelle j’appartiens, et dont mon éducation m’a fait momentanément sortir ; mais il est pour moi des répugnances invincibles, et je préfère vivre seule… malgré les inconvéniens de cet isolement ; et puis enfin je contracterais presque une obligation envers la personne qui me recevrait chez elle… et je craindrais que l’on ne me le fît trop sentir.

— Au fait, ma chère enfant, tout ceci est très conséquent, — dit le bossu après un moment de réflexion ; — vous ne pouvez penser ou agir autrement… avec votre fierté naturelle… et cet orgueil qu’en vous j’aime avant toute chose, a été, j’en suis sûr, et sera toujours votre meilleure sauvegarde… ce qui ne m’empêchera bien entendu, si vous le permettez, de venir de temps à autre… savoir si je peux aussi vous sauvegarder de quelque chose…

— Pouvez-vous douter, monsieur, du plaisir que j’aurai à vous voir ?

— Je vous ferais injure si j’en doutais, ma chère enfant… J’en suis persuadé…

Voyant M. de Maillefort se lever pour prendre congé d’elle, Herminie fut sur le point de demander au marquis