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ce que je veux… c’est dire, devant vous, à cet homme, qu’il a menti…

— Moi ? — dit M. Bouffard, c’est un peu fort ! quand j’ai les jaunets en poche !

— Je vous dis que vous mentez ! — s’écria la jeune fille en faisant un pas vers lui avec un geste d’une admirable autorité, — je n’ai donné à personne… le droit de vous payer… de me faire ce sanglant outrage ! !

Malgré la grossièreté de sa nature et de son intelligence, M. Bouffard se sentit ému, tant la fière indignation d’Herminie était irrésistible et sincère ; aussi, reculant de deux pas, le propriétaire balbutia-t-il en manière d’excuse :

— Je vous jure ma parole la plus sacrée mademoiselle, que, tout à l’heure, en montant, j’ai été arrêté sur le palier du premier étage par un beau jeune homme brun qui m’a donné cet or pour payer votre terme… je vous dis la vérité, foi de Bouffard ! !

— Oh ! mon Dieu ! humiliée… outragée à ce point !… — s’écria la jeune fille, dont les larmes, longtemps contenues, coulèrent enfin. Tournant alors vers le bossu, muet témoin de cette scène, son beau visage baigné de pleurs, Herminie lui dit d’une voix suppliante :

— Oh ! de grâce, monsieur le marquis, ne croyez pas que j’aie mérité cette insulte !

— Un marquis ! — dit M. Bouffard, en ôtant son chapeau qu’il avait jusqu’alors gardé sur sa tête.

M. de Maillefort s’approchant d’Herminie, le cœur épanoui, dégagé d’un poids cruel, lui prit paternellement la main et dit :

— Je vous crois, je vous crois ! ma chère et noble enfant ; ne descendez pas à vous justifier… Vos larmes, la sincérité de votre accent, votre généreuse indignation, tout me prouve que vous dites vrai… que c’est à votre insu que cet outrageant service… vous a été rendu.

— Ce qu’il y a de sûr, c’est que moi qui viens quasi tous les jours dans ma maison, — dit M. Bouffard, presque attendri, — je n’ai jamais rencontré ce beau jeune homme ; mais enfin, que voulez-vous, ma chère demoiselle… votre terme est payé… c’est toujours ça… il faut vous consoler ; il y en a tant d’autres qui voudraient être humiliées… de cette manière-là !… Eh ! eh ! eh ! — ajouta M. Bouffard, en riant de son gros rire.

— Cet argent, vous ne le garderez pas, monsieur ! — s’écria Herminie, — je vous en supplie… vendez mon piano, mon lit, tout ce que je possède ; mais, par pitié, rendez cet argent à celui qui vous l’a donné… Si vous le gardez, la honte est pour moi, monsieur !

— Ah çà ! mais, un instant, diable ! comme vous y allez ! — dit M. Bouffard, — je ne me trouve pas insulté du tout pour empocher mon terme, moi ; un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras… et, d’ailleurs, où voulez-vous que je le repêche, ce beau jeune homme, pour lui rendre son argent ? Mais il y a moyen de tout arranger… Quand vous le verrez, ce godelureau, vous lui direz que c’est malgré vous que j’ai gardé son argent, que je suis un vrai Bédouin, un gredin de propriétaire… allez, allez ! tapez sur moi, j’ai la peau dure… et, comme ça, il verra bien, ce joli garçon, que vous n’êtes pour rien dans la chose !

Et M. Bouffard, enchanté de son idée, dit tout bas au bossu :

— Je suis content de lui avoir rendu service ; je ne pouvais pas la laisser dans cet embarras, cette pauvre fille… car je ne sais pas comment cela se fait… mais… enfin, quoiqu’elle m’ait dû un terme, je me sens tout drôle. Pour sûr, voyez-vous, monsieur le marquis, c’est dans la débine, mais c’est honnête.

— Mademoiselle, — dit M. de Maillefort à Herminie qui, son visage caché dans ses deux mains, pleurait silencieusement, — voulez-vous suivre mon conseil ?

— Hélas !… monsieur… que faire ?… — dit Herminie en essuyant ses larmes.

— Acceptez de moi… qui suis d’âge à être votre père… de moi… qui étais l’ami d’une personne… pour qui vous aviez autant de respect que d’affection, acceptez, dis-je, un prêt suffisant pour payer monsieur. Chaque mois… vous me rembourserez par petites sommes. Quant à l’argent que monsieur a reçu… il fera son possible pour retrouver l’inconnu qui le lui a remis… sinon, il déposera cette somme au bureau de bienfaisance de son quartier.

Herminie avait écouté et regardé le marquis avec une vive reconnaissance.

— Oh ! merci, merci, monsieur le marquis, j’accepte ce service… et je suis fière d’être votre obligée.

— Et moi, — s’écria l’impitoyable M. Bouffard, enfin apitoyé, — je n’accepte pas, nom d’un petit bonhomme !

— Comment cela… monsieur ? — lui dit le marquis.

— Non, sac à papier ! je n’accepte pas ! il ne sera pas dit que… car enfin je ne suis pas assez… rien du tout pour… enfin n’importe, je m’entends, monsieur le marquis gardera son argent… je tâcherai de repêcher le godelureau ; sinon je mettrai ses louis au tronc des pauvres… je ne vendrai pas votre piano, mademoiselle, et je serai payé tout de même. Ah ! ah ! qu’est-ce que vous dites de ça ?

— À la bonne heure, mais expliquez-vous, mon brave monsieur, répondit le marquis.

— Voilà la chose, reprit M. Bouffard, — ma fille Cornélia a un maître de piano d’une grande réputation… M. Tonnerriliuskoff…

— Avec un nom pareil, — dit le bossu, — on fait nécessairement du bruit dans le monde.

— Et sur le piano donc ! monsieur le marquis, un homme de six pieds… une barbe noire comme un sapeur, et des mains larges… comme des épaules de mouton. Mais ce fameux maître me coûte les yeux de la tête : quinze francs par leçon, sans compter les réparations du piano, car il tape comme un sourd : il est si fort !… Maintenant, si mademoiselle voulait donner des leçons à Cornélia, à cinq francs le cachet, non… à quatre francs, un compte rond… trois leçons par semaine, ça ferait douze francs… elle s’acquittera ainsi petit à petit de ce qu’elle me doit… et, une fois quitte, elle pourra désormais me payer son loyer en leçons.

— Bravo, monsieur Bouffard ! — dit le marquis.

— Eh bien ! mademoiselle, — reprit le propriétaire, — que pensez-vous de cela ?

— J’accepte, monsieur… j’accepte avec reconnaissance, et je vous remercie de me mettre à même de m’acquitter envers vous par mon travail ; je vous assure que je ferai tout au monde pour que mademoiselle votre fille soit satisfaite de mes leçons…

— Eh bien ! ça va… — dit M. Bouffard, — c’est convenu : trois leçons par semaine… à commencer d’après-demain, ça fera douze francs… la huitaine… Bah ! mettons dix francs… quarante francs par mois… huit pièces cent sous… un compte tout rond !…

— Vos conditions seront les miennes, monsieur, je vous le répète… et je les accepte avec reconnaissance.

— Eh bien ! mon cher monsieur, — dit le marquis à M. Bouffard, — est-ce que vous n’êtes pas plus satisfait de vous, maintenant… que tout à l’heure, lorsque vous effarouchiez cette chère et digne enfant par vos menaces ?

— Si fait, monsieur le marquis, si fait, car enfin cette chère demoiselle… certainement était bien… méritait bien… et puis, voyez-vous, je serai débarrassé de ce grand colosse de maître de piano, avec sa barbe noire et ses quinze francs par cachet, sans compter qu’il avait toujours ses grandes mains sur les mains de Cornélia, sous prétexte de lui donner du doigté.

— Mon cher monsieur Bouffard, — dit tout bas le marquis au propriétaire en l’emmenant dans un coin de la chambre, — permettez-moi un conseil…

— Certainement, monsieur le marquis.

— En fait d’art d’agrément, ne donnez jamais de maîtres à une jeune fille ou à une jeune femme, parce que, voyez-vous, souvent… les rôles changent.

— Les rôles changent, monsieur le marquis, comment cela ?