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Cette manière de voir était trop d’accord avec les désirs de M. de Maillefort pour qu’il n’inclinât pas à se rendre à l’observation d’Herminie. Cependant, au souvenir de l’émotion déchirante de la comtesse lorsqu’elle lui avait commandé l’orpheline, il reprit :

— Encore une fois, on ne parle pas ainsi d’une étrangère !…

— Qui sait ? monsieur le marquis, — répondit Herminie en défendant le terrain pied à pied, — on m’a cité tant de preuves de générosité de madame de Beaumesnil ! Son affection pour ceux qu’elle secourait était, dit-on, si chaleureuse, qu’elle se sera ainsi manifestée en faveur de l’orpheline qui vous a été recommandée… et puis, si cette jeune fille est aussi méritante que malheureuse… cela ne suffit-il pas pour motiver le vif intérêt que lui portait madame de Beaumesnil ? Peut-être enfin… cette mystérieuse protection était-elle un devoir pieux… qu’une amie avait confié à madame la comtesse de Beaumesnil, comme celle-ci vous l’a légué à son tour.

— Alors… pourquoi cette prière formelle de toujours taire à la personne à qui je dois remettre ce portefeuille… le nom de la comtesse ?…

— Parce que madame de Beaumesnil, cette fois encore, aura voulu cacher sa bienfaisance…

Herminie, ayant retrouvé son calme, son sang-froid, discutait ces raisons avec un tel détachement que le marquis finit par penser qu’il s’était trompé, et avait injustement soupçonné madame de Beaumesnil ; alors une idée nouvelle lui vint à l’esprit, et il s’écria :

— Mais en admettant que le mérite et les malheurs de cette orpheline soient ses seuls et véritables titres, ne seraient-ils pas les vôtres, chère et vaillante enfant ? Pourquoi ne serait-ce pas vous que la comtesse a voulu me désigner ?

— Je connaissais depuis trop peu de temps madame de Beaumesnil pour mériter de sa part une telle marque de bonté, monsieur le marquis, et puis enfin mon nom n’ayant pas été prononcé par madame la comtesse, je m’adresse à votre délicatesse… puis-je accepter un don considérable… sur votre seule supposition qu’il pouvait m’être destiné ?

— Oui… cela serait vrai, si vous ne méritiez pas ce don.

— Et comment l’aurais-je mérité, monsieur le marquis ?

— Par les soins… dont vous avez entouré la comtesse, par les soulagemens que vous avez apportés à ses douleurs, et ces soins, comment se fait-il qu’elle ne les ait pas reconnus ?

— Je ne vous comprends pas, monsieur ?

— Le testament de la comtesse renferme plusieurs legs… seule… vous avez été oubliée…

— Je n’avais aucun droit à un legs, monsieur le marquis… j’ai été rémunérée de mes soins…

— Par madame de Beaumesnil ?

— Par madame de Beaumesnil, — répondit Herminie d’une voix assurée.

— Oui… c’est ce que vous avez déclaré à madame de La Rochaiguë en venant généreusement lui rapporter…

— De l’argent qui ne m’était pas dû, monsieur le marquis… voilà tout…

— Encore une fois, non… — s’écria M. de Maillefort, revenant invinciblement à sa première certitude. — Non… je ne me suis pas trompé… Instinct, pressentiment… ou conviction, tout me dit que vous êtes…

— Monsieur le marquis, — dit Herminie en interrompant le bossu, et voulant mettre un terme à cette pénible scène, — un dernier mot… Vous étiez le meilleur des amis de madame de Beaumesnil… car elle vous a légué en mourant le soin de veiller sur sa fille légitime… Comment ne vous aurait-elle pas aussi confié, à ce moment suprême… qu’elle avait un autre enfant ?…

— Eh ! mon Dieu ! — s’écria involontairement le marquis, — la malheureuse femme… aura reculé devant la honte d’un pareil aveu…

— Oui, je n’en doute pas, — pensa Herminie avec amertume, — et c’est moi qui ferais cet aveu de honte… devant lequel ma mère… a reculé ?…

L’entretien du bossu et d’Herminie fut interrompu par le retour de M. Bouffard. L’émotion du marquis et de la jeune fille était telle qu’ils n’avaient pas entendu M. Bouffard ouvrir la première porte d’entrée.

Le farouche propriétaire semblait complètement radouci, apaisé ; à son air insolent et brutal avait succédé une physionomie à la fois narquoise et sournoise.

— Que voulez-vous encore, monsieur, — lui demanda rudement le marquis, — que venez-vous faire ici ?

— Je viens, monsieur, faire mes excuses à mademoiselle.

— Vos excuses, monsieur ?… — dit la jeune fille, très surprise.

— Oui, mademoiselle, et je tiens à vous les faire devant monsieur, car je vous ai reproché en sa présence de ne pas me payer… et je déclare devant lui, je jure devant Dieu et devant les hommes ! ! — ajouta M. Bouffard, en levant la main comme pour prêter serment, tout en riant d’un gros rire bête que lui inspirait sa plaisanterie, — je jure que j’ai été payé de ce que mademoiselle me devait !… Eh !… eh !…

— Vous avez été payé ! — dit Herminie au comble de l’étonnement, — et par qui donc, monsieur ?

— Parbleu !… vous le savez bien… mademoiselle, — dit M. Bouffard en continuant son rire stupide, — vous le savez bien… quelle malice ! !

— J’ignore ce que vous voulez dire, monsieur, — reprit Herminie.

— Allons donc !… — dit M. Bouffard en haussant les épaules, — comme si les beaux bruns payaient les loyers des belles blondes pour l’amour de Dieu !

— Quelqu’un… vous a payé… pour moi… monsieur ? — dit Herminie en devenant pourpre de confusion.

— On m’a payé, et en bel et bon or encore, — répondit M. Bouffard, en tirant de sa poche quelques louis, qu’il fit sauter dans sa main ouverte. — Voyez plutôt ces jaunets ?… sont-ils gentils !… hein ?

— Et cet or… monsieur, — dit Herminie toute tremblante et ne pouvant croire à ce qu’elle entendait, — cet or… qui vous l’a donné ?

— Faites donc l’innocente… et la rosière… ma petite… Celui qui m’a payé est un très joli garçon… ma foi… un grand brun, taille élancée… petites moustaches brunes… Voilà son signalement pour son passeport.

Le marquis avait écouté M. Bouffard avec une surprise et une douleur croissantes.

Cette jeune fille, pour qui jusqu’alors il avait ressenti un si profond intérêt, était soudain presque flétrie à ses yeux.

Après avoir froidement salué Herminie, sans lui dire un seul mot, M. de Maillefort se dirigea vers la porte, les traits empreints d’une tristesse amère.

— Ah !… — fit-il avec un geste de dégoût et d’accablement, — encore… une illusion perdue.

Et il s’éloigna.

— Restez, monsieur, — s’écria la jeune fille en courant à lui, tremblante, éperdue de honte, — oh ! je vous en conjure, je vous en supplie… restez ! !…


XXIX.


M. de Maillefort, entendant l’appel d’Herminie, qui le suppliait de rester, se retourna vers elle, et, le visage triste, sévère, lui dit :

— Que voulez-vous, mademoiselle ?

— Ce que je veux, monsieur ! — s’écria-t-elle, la joue en feu, les yeux brillans de larmes d’indignation et d’orgueil