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vez avoir confiance en moi, ignorant qui je suis… ignorant jusqu’à mon nom… Je m’appelle M. de Maillefort.

— Monsieur de Maillefort, dit vivement la jeune fille en se souvenant d’avoir écrit pour sa mère une lettre adressée au marquis.

— Vous connaissiez mon nom ?

— Oui, monsieur… Madame la comtesse de Beaumesnil, se trouvant trop faible pour écrire… m’avait priée de la remplacer, et la lettre… que vous avez reçue…

— C’était vous… qui l’aviez écrite ?

— Oui, monsieur…

— Vous le voyez, ma chère enfant, maintenant vous devez être en toute confiance… Madame de Beaumesnil… n’avait pas d’ami plus dévoué que moi… et sur cette amitié de vingt ans elle a cru pouvoir assez compter pour me charger d’une mission sacrée…

— Que dit-il ? — pensa Herminie, — ma mère lui aurait-elle confiée le secret de ma naissance ?

Le marquis, remarquant le trouble croissant d’Herminie, et certain d’avoir enfin découvert la fille naturelle de la comtesse, poursuivit :

— La lettre que vous m’aviez écrite, au nom de madame de Beaumesnil, m’assignait chez elle un rendez-vous… à une heure assez avancée de la soirée… n’est-ce pas, vous vous rappelez cela ?

— Oui, monsieur.

— À ce rendez-vous… je suis venu… La comtesse se sentait près de sa fin… — continua le bossu d’une voix altérée… — Après avoir recommandé sa fille Ernestine… à ma sollicitude… madame de Beaumesnil… m’a supplié de lui rendre… un dernier service… Elle m’a conjuré… de partager mes soins… mon intérêt… entre sa fille… et une autre jeune personne… qui ne lui était pas moins chère… que son enfant…

— Il sait tout, — se dit Herminie avec un douloureux accablement, — la faute de ma pauvre mère n’est pas un secret pour lui…

— Cette autre personne, continua le bossu de plus en plus ému, était, m’a dit la comtesse, un ange ; oui, ce sont ses propres paroles… un ange de vertu, de courage, une noble et vaillante fille, — ajouta le marquis, dont les yeux se mouillèrent de larmes, — une pauvre orpheline abandonnée, qui, sans appui, sans secours, luttait à force de courage, de travail et d’énergie, contre le sort le plus précaire, souvent le plus pénible… Oh !… si vous l’aviez entendue ! avec quel accent de tendresse déchirante elle parlait de cette jeune fille ! malheureuse femme ! mère infortunée !… car, de ce moment, j’ai deviné, quoiqu’elle ne m’ait fait aucun aveu, retenue par la honte sans doute, j’ai deviné qu’une mère seule pouvait ainsi parler… ainsi souffrir en songeant au sort de sa fille… Non, oh ! non… ce n’était pas une étrangère que la comtesse me recommandait avec tant d’instance à son lit de mort.

Le marquis, dont l’émotion était à son comble, s’arrêta un instant et essuya ses yeux baignés de larmes.

— Oh ! ma mère, — se dit Herminie en tâchant de se contraindre, — tes dernières pensées ont été pour ta fille !

— J’ai juré à madame de Beaumesnil mourante, — reprit le bossu, — d’accomplir ses dernières volontés, de partager ma sollicitude entre Ernestine de Beaumesnil et la jeune fille pour qui la comtesse m’implorait si vivement… Alors, elle m’a remis ce portefeuille, — et le bossu le tira de sa poche, — qui contient, m’a-t-elle dit, une petite fortune, me chargeant de le remettre à cette jeune fille, dont le sort serait ainsi à jamais assuré… Malheureusement, madame de Beaumesnil a expiré avant d’avoir pu me dire le nom de l’orpheline…

— Il n’a que des soupçons… Dieu soit béni ! — se dit Herminie avec un ravissement ineffable, — je n’aurai pas la douleur de voir un étranger instruit de la faute de ma mère ; sa mémoire restera pure…

— Vous jugez, ma chère enfant, de mon angoisse, de mon chagrin. Comment accomplir la dernière volonté de madame de Beaumesnil, ignorant le nom de cette jeune fille ? — reprit le bossu en regardant Herminie avec attendrissement. — Cependant, je me suis mis en quête… et enfin… après bien de vaines tentatives… cette orpheline… je l’ai trouvée… belle, vaillante, généreuse… telle, enfin, que sa pauvre mère me l’avait dépeinte, sans me la nommer… et cette jeune fille… c’est vous… mon enfant… ma chère enfant… — s’écria le bossu en saisissant les deux mains d’Herminie.

Et il ajouta, avec un élan de bonheur et de tendresse indicibles :

— Ah ! vous voyez bien que j’avais le droit de vous appeler mon enfant… oh ! non… jamais père n’aura été plus fier de sa fille !

— Monsieur… — répondit Herminie, d’une voix qu’elle tâchait de rendre calme et ferme ; — quoiqu’il m’en coûte beaucoup de détruire… votre illusion… il est de mon devoir de le faire.

— Que dites-vous ?… — s’écria le bossu.

Je ne suis pas… monsieur, la personne que vous cherchez, — répondit Herminie.

Le marquis recula d’un pas, et regarda la jeune fille sans pouvoir d’abord trouver une parole. Pour résister à l’entraînement de la révélation que venait de lui faire M. de Maillefort, il fallut à Herminie un courage héroïque, né de ce qu’il y avait de plus pur, de plus saint dans son orgueil filial.

La fierté de la jeune fille se révoltait à la seule pensée d’avouer la honte maternelle… aux yeux d’un étranger, en se reconnaissant devant lui pour la fille de madame de Beaumesnil.

De quel droit Herminie pouvait-elle confirmer les soupçons de cet étranger, par l’aveu d’un secret que la comtesse n’avait pas voulu lui confier à lui, M. de Maillefort, son ami le plus dévoué… un secret… que sa mère à elle avait eu la force de lui taire, lorsque, la pressant sur son sein… les battemens de leurs deux cœurs s’étaient confondus ?…

Pendant que ces généreuses pensées venaient en foule à l’esprit d’Herminie, le marquis, stupéfait du refus de la jeune fille, dont il ne pouvait se résoudre à mettre en doute l’identité, cherchait en vain à deviner la cause de cette étrange résolution.

Enfin, il dit à Herminie :

— Un motif qu’il m’est impossible de pénétrer vous empêche de me dire la vérité, ma chère enfant… ce motif… quel qu’il soit… doit être noble et généreux… pourquoi me le cacher, à moi ? l’ami… le meilleur ami… de votre mère… à moi qui viens remplir auprès de vous ses dernières volontés ?…

— Cet entretien… est aussi douloureux pour moi que pour vous, monsieur le marquis, — répondit tristement Herminie, — car il me rappelle cruellement une personne qui a été remplie de bienveillance à mon égard… pendant le peu de temps où j’ai été appelée près d’elle, seulement comme artiste et à aucun autre titre, je vous en donne ma parole… J’ose croire que cette déclaration vous suffira… monsieur le marquis, et m’épargnera de nouvelles insistances… Je vous le répète, je ne suis pas la personne que vous cherchez…

À cette déclaration d’Herminie, le marquis sentit renaître ses incertitudes. Cependant, ne voulant pas encore renoncer à tout espoir, il reprit :

— Mais non… non… je ne saurais m’abuser à ce point, jamais je n’oublierai la sollicitude, les prières de madame de Beaumesnil en faveur de…

— Permettez-moi de vous interrompre, monsieur le marquis, et de vous dire… que, trompé peut-être par les émotions d’une scène déchirante pour votre cœur, vous vous serez mépris… sur la nature de l’intérêt que madame de Beaumesnil portait à l’orpheline dont vous me parlez… Pour défendre la mémoire de madame de Beaumesnil contre votre erreur… je n’ai d’autre droit que celui de la reconnaissance… mais la respectueuse estime que madame la comtesse inspirait à tous me fait croire… à une erreur de votre part.