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XXVIII.


M. de Maillefort, frappé de ce que lui avait appris madame de La Rochaiguë au sujet de la jeune artiste, si injustement oubliée, disait-on, par madame de Beaumesnil, M. de Maillefort avait de nouveau interrogé avec autant de prudence que d’adresse, madame Dupont, ancienne femme de chambre de la comtesse ; puisant dans cet entretien de nouveaux détails sur les relations de la jeune fille et de madame de Beaumesnil, et devinant, aidé par ses soupçons, ce qui avait dû échapper à la femme de chambre, il acquit bientôt presque la conviction qu’Herminie devait être la fille naturelle de madame de Beaumesnil.

L’on conçoit néanmoins que, malgré cette persuasion quasi-complète, le marquis s’était promis de n’aborder Herminie qu’avec une extrême réserve ; non-seulement il s’agissait d’une révélation fâcheuse, presque honteuse pour la mémoire de madame de Beaumesnil, mais encore la comtesse n’avait pas confié ce secret à M. de Maillefort, qui l’avait pour ainsi dire surpris ou plutôt deviné.

Herminie, à la vue du bossu, qui, pour la première fois, se présentait à elle, dans une circonstance pénible, resta confuse, interdite, ne pouvant imaginer le sujet de la visite de cet inconnu.

Le marquis, après avoir expulsé M. Bouffard, revint, disons-nous, auprès de la jeune fille, qui, pâle, émue, les yeux baissés, restait immobile auprès de la cheminée.

M. de Maillefort, d’un coup d’œil investigateur et pénétrant jeté sur la chambre de la duchesse, avait remarqué l’ordre, le goût et l’excessive propreté de cette modeste demeure ; cette observation, jointe à ce que madame de La Rochaiguë lui avait raconté du noble désintéressement de la jeune fille, donnèrent au marquis la meilleure opinion d’Herminie ; presque certain de voir en elle la personne qu’il avait tant d’intérêt à rencontrer, il cherchait sur ses traits charmants quelque ressemblance avec ceux de madame de Beaumesnil, et cette ressemblance, il crut la trouver.

De fait, sans ressembler précisément à sa mère, comme elle, Herminie était blonde, comme elle, elle avait les yeux bleus, et si les lignes du visage ne rappelaient pas exactement les traits de madame de Beaumesnil, il n’existait pas moins entre la mère et la fille ce qu’on appelle un air de famille, surtout frappant pour un observateur aussi intéressé que l’était M. de Maillefort.

Celui-ci, sous l’empire d’une émotion que l’on concevra sans peine, s’approcha d’Herminie, de plus en plus troublée par le silence et par les regards curieux et attendris du bossu.

— Mademoiselle, — lui dit-il enfin d’un ton affectueux et paternel, — excusez mon silence… mais j’éprouve une sorte d’embarras à vous exprimer le profond intérêt que vous m’inspirez…

En parlant ainsi, la voix de M. de Maillefort fut si touchante que la jeune fille le regarda, de plus en plus surprise, et lui dit timidement :

— Mais, cet intérêt, monsieur ?

— Qui a pu vous l’attirer, n’est-ce pas ? je vais vous le dire… ma chère enfant… — Oui, ajouta le bossu en répondant à un mouvement d’Herminie, — oui, laissez-moi de grâce vous appeler ainsi : mon âge, et, je ne saurais trop vous le répéter, l’intérêt que vous m’inspirez, me donneraient peut-être le droit de vous dire : ma chère enfant, si vous me permettiez cette familiarité…

— Ce sera la seule manière de vous prouver, monsieur, ma reconnaissance des bonnes et consolantes paroles que vous venez de me dire… quoique la pénible position où vous m’avez vue, monsieur… ait dû peut-être…

— Quant à cela, — reprit le marquis, en interrompant Herminie, — rassurez-vous… je…

— Oh ! monsieur, je ne cherche pas à me justifier, — dit orgueilleusement Herminie en interrompant à son tour le bossu, — de cette situation… je n’ai pas à rougir… et puisque, pour une raison que j’ignore, vous voulez bien me témoigner de l’intérêt, monsieur, il est de mon devoir de vous dire… de vous prouver que ni le désordre, ni l’inconduite, ni la paresse, ne m’ont mise dans le cruel embarras… où je me trouve pour la première fois de ma vie ! Malade pendant deux mois, je n’ai pu donner mes leçons ; je les reprends depuis quelques jours seulement, et j’ai été forcée de dépenser le peu d’avances que je possédais… Voilà, monsieur, la vérité… si je me suis un peu endettée, c’est par suite de cette maladie…

— Ceci est étrange !

Pensa soudain le marquis en rapprochant dans sa pensée la date du décès de la comtesse et l’époque présumable du commencement de la maladie d’Herminie.

— C’est peu de temps après la mort de madame de Beaumesnil… que cette pauvre enfant a dû tomber malade… serait-ce de chagrin ?…

Et le marquis reprit tout haut, avec un accent de touchant intérêt :

— Et cette maladie… ma chère enfant… a été bien grave ?… vous vous êtes peut-être trop fatiguée au travail ?…

Herminie rougit ; son embarras était grand, il lui fallait mentir pour cacher la sainte et véritable cause de sa maladie ; elle répondit en hésitant :

— En effet… monsieur… je m’étais un peu fatiguée ; cette fatigue a été suivie d’un malaise… d’une sorte d’accablement… mais maintenant… Dieu merci ! je vais tout à fait bien.

L’embarras, l’hésitation de la jeune fille avaient frappé le marquis, déjà surpris de la profonde mélancolie dont les traits d’Herminie semblaient avoir, pour ainsi dire, l’habitude.

— Plus de doute… — pensa-t-il. — Elle est tombée, malade de chagrin après la mort de madame de Beaumesnil… Elle sait donc que la comtesse est sa mère… mais alors… comment celle-ci, dans les fréquentes occasions qui ont dû la rapprocher de sa fille, ne lui a-t-elle pas remis ce portefeuille dont elle m’a chargé ?

En proie à ces perplexités, le bossu, après un nouveau silence, dit à Herminie :

— Ma chère enfant, j’étais venu ici avec l’intention de me tenir dans une extrême réserve : défiant de moi-même… incertain de la conduite que j’avais à tenir, je ne voulais aborder qu’avec la plus grande précaution le sujet qui m’amène… car c’est une mission bien délicate, une mission sacrée…

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Veuillez m’écouter, ma chère enfant… Ce que je savais déjà de vous… ce que je viens de voir, de deviner peut-être… enfin la confiance que vous m’inspirez, changent ma résolution… je vais donc vous parler à cœur ouvert, certain que je suis de m’adresser à une loyale et noble créature… vous connaissiez madame de Beaumesnil… vous l’aimiez ?

Herminie, à ces paroles, ne put réprimer un mouvement d’étonnement mêlé d’inquiétude.

Le bossu reprit :

— Oh ! je le sais ! vous aimiez tendrement madame de Beaumesnil ; le chagrin de l’avoir perdue a seul causé votre maladie…

— Monsieur ! — s’écria Herminie, effrayée de voir son secret, celui de sa mère surtout, presque à la merci d’un inconnu, — je ne sais… ce que vous voulez dire… J’ai eu pour madame la comtesse de Beaumesnil, pendant le peu de temps que j’ai été appelée auprès d’elle, le respectueux attachement qu’elle méritait… Ainsi que tous ceux qui l’ont connue je l’ai sincèrement regrettée ; mais…

— Vous devez me répondre ainsi, ma chère enfant, — dit le marquis en interrompant Herminie, — vous ne pou-