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Cette profonde réflexion ressemble beaucoup à une devise de mirliton… mais c’est égal… la vérité n’a pas besoin d’ornemens… Sur ce… en avant chez madame Herbaut !

— Ah çà ! tu y tiens décidément… réfléchis bien…

— Olivier, tu es insupportable… je me présente tout seul si tu ne m’accompagnes pas…

— Allons, le sort en est jeté, il est convenu que tu es M. Gerald Senneterre, un ancien camarade de régiment.

— Senneterre… non, ça serait imprudent, j’aime mieux Gerald Auvernay, car je suis aussi orné du marquisat d’Auvernay… tel que tu me vois, mon pauvre Olivier.

— Bien… tu es monsieur Gerald Auvernay, c’est entendu… Ah ! diable !

— Qu’as-tu donc ?

— Qu’est-ce que tu vas être à cette heure ?

— Comment ce que je vais être ?

— Oui, ton état ?

— Mon état ? Mais célibataire jusqu’à nouvel ordre…

— Je ne peux pas te présenter chez madame Herbaut comme un jeune homme qui vit des rentes qu’il a amassées… au régiment. Madame Herbaut ne reçoit pas de flâneurs ; tu éveillerais ses soupçons, car la digne femme se défie en diable des gens qui n’ont rien à faire qu’à courtiser les jolies filles, vu qu’elle en a… de jolies filles.

— C’est très amusant. Eh bien !… qu’est-ce que tu veux que je sois ?…

— Dam ! — je ne sais pas trop, moi !

— Voyons, — dit Gerald en riant, — veux-tu… veux-tu… pharmacien ?

— Va pour pharmacien, allons, viens…

— Pas du tout. Je plaisante… tu acceptes cela tout de suite, toi ! Pharmacien… quel dangereux ami tu es…

— Gerald, je t’assure qu’il y a de petits pharmaciens très gentils.

— Laisse-moi donc tranquille, c’est toujours de la famille des apothicaires… je n’oserais regarder en face aucune des jolies filles qui viennent chez madame Herbaut.

— Eh bien !… fou que tu es… cherchons autre chose : Clerc de notaire !… Hein ? Cela te va-t-il ?

— À la bonne heure !… ma mère a un interminable procès… je vais quelquefois voir pour elle son notaire et son avoué… J’étudierai le clerc sur nature… je me serai enrôlé dans le régiment de la bazoche en sortant des chasseurs d’Afrique… ça va tout seul !…

— Allons, c’est dit, suis-moi… je vais te présenter comme Gerald Auvernay, clerc de notaire…

— Premier clerc de notaire ! — dit Gerald avec emphase.

— Ambitieux, va !…

Gerald, présenté chez madame Herbaut, fut, grâce à Olivier, accueilli par elle avec la plus aimable cordialité.

Dans l’après-midi de ce même jour, le terrible M. Bouffard vint chercher l’argent dont lui était redevable le commandant Bernard, pour le terme échu ; madame Barbançon le paya, résistant à grande peine au malin plaisir de rissoler quelque peu les ongles de ce féroce propriétaire, ainsi qu’elle le disait ingénuement.

Malheureusement, l’argent que venait de recevoir M. Bouffard, loin de le rendre moins âpre à ses recouvremens, lui donna une nouvelle énergie, et persuadé que, sans ses grossières et opiniâtres poursuites il n’eût pas été payé de madame Barbançon, il se dirigea en hâte vers la rue de Monceau, où demeurait Herminie, bien résolu de redoubler de dureté envers la pauvre jeune fille, afin de la forcer à payer le terme qu’elle lui devait.


XXVII.


Herminie demeurait rue de Monceau, dans l’une des nombreuses maisons dont M. Bouffard était propriétaire, occupant, au rez-de-chaussée, une chambre précédée d’une petite entrée, qui donnait sous la voûte de la porte cochère ; les deux fenêtres s’ouvraient sur un joli jardin, entouré d’un côté d’une haie vive, de l’autre d’une palissade treillagée, qui le séparait d’une ruelle voisine.

La jouissance de ce jardin dépendait d’un assez grand appartement du rez-de-chaussée, alors inoccupé, ainsi qu’un autre logement du troisième étage, non-valeurs qui augmentaient encore la mauvaise humeur de M. Bouffard à l’endroit des locataires arriérés.

Rien de plus simple et de meilleur goût que la chambre de la duchesse.

Une toile de Perse, d’un prix modique mais d’un dessin et d’une fraîcheur charmants, tapissait les murailles et le plafond de cette pièce assez élevée ; pendant le jour, d’amples draperies de même étoffe cachaient l’alcôve, ainsi que deux portes vitrées y attenant : l’une était celle d’un cabinet de toilette ; l’autre s’ouvrait sur l’entrée, espèce d’antichambre de six pieds carrés ; les rideaux de Perse, doublés de guingamp rose, voilaient à demi les fenêtres, garnies de petits rideaux de mousseline relevés par des nœuds de rubans ; un tapis fond blanc semé de gros bouquets de fleurs (ça avait été la plus grosse dépense de l’ameublement) couvrait le plancher ; la housse de cheminée, merveilleusement brodée par Herminie, était bleu clair, avec un semis de roses et de pâquerettes ; deux petits flambeaux d’un goût exquis, moulés sur des modèles de Pompéï, accompagnaient une pendule faite d’un socle de marbre blanc surmonté de la statuette de Jeanne d’Arc ; enfin, à chaque bout de la tablette de cheminée, deux vases de grès verni (précieuse invention), du galbe étrusque le plus pur, contenaient de gros bouquets de roses récemment achetées, qui répandaient dans cette chambre leur senteur suave et fraîche.

Cette modeste garniture de cheminée en grès et en fonte de zinc, conséquemment de nulle valeur matérielle, avait, au plus, coûté cinquante ou soixante francs ; mais, au point de vue de l’art et du goût, elle était irréprochable.

En face de la cheminée, on voyait le piano d’Herminie, son gagne-pain ; entre les deux fenêtres, une table à colonnes torses, surmontée d’un vieux dressoir en noyer, servait de bibliothèque ; la duchesse y avait placé quelques auteurs de prédilection et les livres qu’elle avait reçus en prix à sa pension.

Çà et là, suspendues le long de la tapisserie par des câbles de coton, on voyait dans de simples cadres de sapin verni, aussi brillant que le citronnier, quelques gravures du meilleur choix, parmi lesquelles on remarquait Mignon regrettant la patrie et Mignon aspirant au ciel, d’après Scheffer, placés en pendant de chaque côté de la Françoise de Rimini, du même et illustre peintre ; enfin, aux deux angles de la chambre, de petites étagères de bois noir supportaient plusieurs statuettes de plâtre, réduites d’après ce que l’art grec a laissé de plus idéal ; une ancienne commode en bois de rose, achetée pour peu de chose chez un brocanteur des Batignolles ; deux jolies chaises de tapisserie, ouvrage d’Herminie, ainsi qu’un fauteuil recouvert de satin gros vert, dont la broderie de soie, nuancée des plus vives couleurs, représentait des fleurs et des oiseaux, complétaient l’ameublement de cette chambre.

À force d’intelligence, d’ordre et de travail, Herminie, guidée par un goût exquis, était parvenue à se créer à peu de frais cet entourage élégant et choisi.

S’agissait-il de soins ou de détails qui eussent répugné à cette orgueilleuse duchesse ? s’agissait-il de la cuisine, par exemple ? Herminie avait échappé à cet embarras, en s’adressant à la portière de sa maison, qui, pour un modique abonnement, lui servait chaque jour une tasse de lait le matin, et le soir un excellent potage, accompagné d’un plat de légumes et de quelques fruits, nourriture frugale qui devenait des plus appétissantes, lorsqu’elle était rehaussée de toute la coquette propreté du petit couvert d’Herminie ; car, si la duchesse ne possédait que deux tasses et six assiettes, elles étaient d’une porcelaine choisie, et lorsque, sur sa table ronde, recouverte d’une serviette éblouissante, la