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Le choix d’Olivier ne fut pas long : trois mois après, il s’engageait soldat, à la condition d’être incorporé dans les chasseurs d’Afrique. Au bout d’un an. de service, il était fourrier ; deux ans après, décoré pour une action d’éclat, et l’année d’ensuite maréchal-des-logis-chef.

Malheureusement, Olivier, atteint d’une de ces fièvres tenaces que le climat d’Europe peut seul guérir, fut forcé de quitter l’Afrique au moment où il pouvait espérer les épaulettes d’officier. Renvoyé très malade en France, on l’avait, après sa guérison, incorporé dans un régiment de hussards. Au bout de dix-huit mois de présence à son corps, il était venu passer un semestre à Paris et partager la modeste existence de son oncle.

Le logement du vieux marin se composait d’une petite cuisine, à laquelle attenait la chambre de madame Barbançon, d’une entrée servant de salle à manger, et d’une autre pièce où couchaient le commandant et son neveu. Celui-ci, d’ailleurs, par un scrupule rempli de délicatesse, sachant la position précaire du vétéran, n’avait pas voulu demeurer oisif. Possédant une magnifique écriture, ayant appris suffisamment de comptabilité dans ses fonctions de fourrier, il trouvait chez de petits commerçans de la commune des Batignolles quelques comptes à tenir ; aussi, loin d’être à charge au vétéran, le jeune sous-officier (secrètement d’accord avec madame Barbançon, trésorière du ménage), ajoutait chaque mois son petit pécule aux 80 francs de pension que touchait le commandant, et lui ménageait même parfois des surprises dont le digne homme était à la fois ravi et chagrin, sachant le travail assidu que s’imposait Olivier pour gagner quelque argent.

D’un esprit brillant, enjoué, rompu dès l’enfance à toutes les privations, d’abord par la vie d’orphelin boursier, plus tard par les vicissitudes de sa vie de soldat en Afrique ; bon, expansif, brave par tempérament, Olivier n’avait qu’un défaut, si l’on peut appeler défaut une susceptibilité ombrageuse, excessive, à l’endroit de toutes les questions d’argent, si minimes ou si indifférentes qu’elles fussent en apparence ; simple soldat et pauvre, il poussait le scrupule jusqu’à refuser même de ses camarades de régiment la plus modeste invitation, s’il ne payait pas toujours son écot. Cette extrême délicatesse ayant été d’abord raillée ou accusée d’affectation, deux duels, dont Olivier sortit vaillamment, firent accepter et respecter ce trait significatif du caractère du jeune soldat.

Du reste, Olivier, content de tout, prêt à tout, animait incroyablement, par son entrain, par sa gaîté, l’intérieur de son oncle.

Dans ses rares momens de loisir, le sous-officier s’épurait le goût en lisant les grands poètes, ou bien il bêchait, arrosait, jardinait avec son oncle, après quoi ils fumaient tous deux leur pipe en parlant guerre et voyages ; d’autres fois, se souvenant au besoin de ses connaissances culinaires acquises dans les bivouacs africains, Olivier guidait madame Barbançon dans la confection des brochettes de mouton ou des galettes d’orge, ces leçons gastronomiques étant d’ailleurs toujours mêlées de folies et de taquineries féroces à l’endroit de Bûûonapartè. La ménagère grondait, rabrouait Olivier Raimond au moins autant qu’elle l’aimait ; en un mot, la présence du jeune sous-officier avait si heureusement incidenté la vie monotone du vétéran et de sa ménagère, que tous deux pensaient avec tristesse que déjà deux mois du semestre d’Olivier s’étaient écoulés.

Madame Barbançon, avertie par la sonnette du dehors, se dirigea donc vers la porte, qu’elle ouvrit au neveu du vétéran.


II.


Olivier Raimond, jeune homme de vingt-quatre ans au plus, avait une physionomie attrayante, expressive ; sa courte veste d’uniforme en drap blanc (rehaussée du ruban rouge) et côtelée de brandebourgs de laine d’un jaune d’or, son pantalon bleu de ciel, faisaient parfaitement valoir sa taille souple, élégante et mince, — tandis que son petit képi, aussi bleu de ciel, posé de côté sur sa courte chevelure, d’un châtain clair comme sa moustache retroussée et sa large impériale, achevait de donner à sa personne une tournure coquettement militaire ; seulement, au lieu d’un sabre, Olivier tenait ce jour-là sous son bras gauche une grosse liasse de papiers, et à sa main droite un formidable paquet de plumes.

Le jeune sous-officier ayant déposé ces pacifiques engins sur une table, s’écria joyeusement :

— Bonjour, maman Barbançon.

Et il osa serrer entre ses dix doigts la taille ossue de la ménagère.

— Voulez-vous bien finir… mauvais sujet !

— Ah bien oui… je ne fais que commencer… il faut que je vous séduise, maman Barbançon.

— Me séduire, moi ?

— Absolument… c’est indispensable… j’y suis forcé.

— Et pourquoi ?

— Pour que vous m’accordiez une grâce, une faveur !

— Voyons… Qu’est-ce que c’est ?

— D’abord… où est mon oncle ?

— À fumer sa pipe sous sa tonnelle…

— Bon… Attendez-moi-là… maman Barbançon, et préparez-vous à quelque chose d’inouï.

— À quelque chose d’inouï, Monsieur Olivier ?

— Oui… à quelque chose de monstrueux… d’impossible…

— De monstrueux, d’impossible, — répéta madame Barbançon tout ébahie, en voyant le jeune soldat se diriger vers la tonnelle.

— Bonjour, mon enfant, je ne t’attendais pas si tôt, — dit le vieux marin en tendant la main à son neveu avec une joyeuse surprise, déjà de retour, tant mieux…

— Tant mieux… tant mieux, — reprit gaîment Olivier. — Au contraire, car vous ne savez pas ce qui vous menace ?

— Quoi donc ?

— Voyons, mon oncle… du courage…

— Finiras-tu ? fou que tu es…

— Fermez les yeux… et en avant…

— En avant ! où ? contre qui ?

— Contre maman Barbançon, mon brave oncle.

— Pourquoi faire ?

— Pour lui annoncer… que j’ai invité… quelqu’un à dîner…

— Ah ! diable… — fit le vétéran.

Et il recula d’un pas sous sa tonnelle, au seuil de laquelle il se trouvait alors.

— À dîner… aujourd’hui… — poursuivit le sous-officier.

— Ah ! fichtre ! ! ! — fit le vétéran.

Et cette fois il recula de trois pas sous sa tonnelle.

— Et de plus, — poursuivit Olivier, — mon invité… est un duc…

— Un duc ! ! nous sommes perdus ! ! — fit le vétéran.

Et il se réfugia au plus profond de son antre de verdure, où il parut vouloir se maintenir comme dans un fort inexpugnable.

— Que le diable me brûle, si je me charge d’aller annoncer ton invitation à maman Barbançon.

— Comment, mon oncle ? la marine… recule ?

— C’est un coup de main, une affaire d’avant-poste… ça regarde la cavalerie légère… tu n’es pas housard pour rien, mon garçon… Allons ! va, enlève-moi ça… en fourrageur… Justement la voici là-bas… madame Barbançon… la vois-tu ?

— Justement, elle est à côté du bassin… ça retombe dans votre élément… dans les opérations navales. Allons ! mon oncle… à l’abordage…

— Ah ! mon Dieu !… elle vient… la voilà !…s’écria le vétéran en voyant la ménagère qui, très intriguée par les