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résolu d’observer ce fait fort curieux, à savoir : — De quelle manière se marie… la plus riche héritière de France… je puis placer partout le siége de mon observatoire, car, malgré ma taille… j’ai la prétention de voir… droit… de haut… et de loin…

— Allons… mon cher marquis, — dit madame de La Rochaiguë redevenant souriante, — avouez-le, c’est une alliance offensive et défensive que vous me proposez ?

— Pas le moins du monde… Je ne veux être ni pour vous ni contre vous. J’observerai beaucoup, et puis… selon mon petit jugement et mes faibles ressources… je tâcherai de servir ou de desservir celui-ci ou celui-là… si l’envie m’en prend, ou plutôt si la justice et la loyauté l’exigent ; car vous savez combien je suis original.

— Mais pourquoi ne pas vous borner à votre rôle de curieux, d’observateur ? pourquoi ne pas rester neutre !

— Parce que… et ce n’est pas moi, c’est vous qui l’avez dit, ma chère baronne… parce que je ne suis malheureusement pas de ceux-là qui peuvent voir les autres se battre… sans prendre un peu part à la mêlée…

— Mais enfin, — dit madame de La Rochaiguë poussée à bout, — si… (et c’est une pure supposition, car nous sommes décidés à ne pas songer de longtemps au mariage d’Ernestine) ; si, par supposition, vous disais-je… nous avions quelqu’un en vue pour elle, que feriez-vous ?…

— Je n’en sais, ma foi, rien du tout.

— Allons, monsieur le marquis, vous jouez au fin avec moi… vous avez un projet quelconque ?

— Aucun. Je ne connais pas mademoiselle de Beaumesnil ; je ne vous propose personne… Je suis donc parfaitement désintéressé dans mon rôle de curieux, d’observateur, et puis enfin, je vous demande un peu, qu’est-ce que cela vous fait, ma chère baronne, que je sois curieux et observateur ?

— Il est vrai, — dit madame de La Rochaiguë en reprenant son sang-froid, — car, après tout, en mariant Ernestine, que pouvons-nous avoir en vue ? son bonheur ?

— Parbleu !

— Nous n’avons donc rien à craindre de votre observatoire, comme vous dites, mon cher marquis.

— Rien, absolument, ma chère baronne.

— Car enfin, si par hasard nous faisions fausse route…

— Ce qui arrive aux mieux intentionnés.

— Certainement… marquis… vous ne manqueriez pas alors de venir à notre aide… et de nous signaler l’écueil… du haut de votre lumineux observatoire.

— On est observateur… c’est pour cela… — dit M. de Maillefort en se levant pour prendre congé de madame de La Rochaiguë.

— Comment, marquis, — dit la baronne en minaudant, — vous me-quittez déjà ?

— À mon grand regret… je vais faire ma tournée dans cinq ou six salons, afin d’entendre parler de votre héritière… Vous n’avez pas d’idée comme c’est amusant… et curieux… et parfois révoltant… tous ces bavardages… au sujet d’une dot si phénoménale…

— Ah çà ! mon cher marquis, — dit madame de La Rochaiguë en tendant sa main au bossu de l’air le plus cordial, — parlons sérieusement… J’espère vous voir souvent, n’est-ce pas ? très souvent… Et puisque tout ceci vous intéresse… malin curieux, soyez tranquille, je vous tiendrai au fait de tout ; — ajouta mystérieusement la baronne.

— Et moi aussi, — répondit non moins mystérieusement M. de Maillefort. — De mon côté, je vous raconterai tout… ce sera délicieux ; et, à propos… de propos, — ajouta le marquis en souriant et d’un air très détaché (quoiqu’il fût venu chez madame de La Rochaiguë autant pour voir Ernestine que pour tâcher d’obtenir quelques éclaircissemens sur un mystère encore impénétrable pour lui) ; à propos de propos, — reprit donc le marquis, — avez-vous entendu parler d’un enfant naturel que laisserait monsieur de Beaumesnil ?

Monsieur de Beaumesnil ? — demanda la baronne avec surprise.

— Oui, — lui répondit le bossu, car, en déplaçant ainsi la question, il espérait arriver au même résultat d’investigation sans risquer de compromettre le secret qu’il croyait avoir surpris à madame de Beaumesnil. — Oui, avez-vous entendu dire que monsieur de Beaumesnil eût eu un enfant naturel ?

— Non… — répondit la baronne, — c’est la première fois que ce bruit vient jusqu’à moi… Dans le temps, on a, je crois, parlé d’une liaison de la comtesse avant son mariage… Ce serait donc plutôt à elle… que se rapporterait l’histoire de ce prétendu enfant naturel, mais je n’ai, quant à moi, jamais rien entendu dire à ce sujet.

— Alors, que ce bruit regarde le comte ou la comtesse, — reprit le bossu, — c’est évidemment un conte absurde, ma chère baronne, puisque vous en ignorez complétement, vous qui, par votre position et par votre connaissance des affaires de la famille, devriez être mieux instruite que personne sur un fait si grave.

— Je vous assure, marquis, que nous n’avons rien vu, ni lu, qui pût nous donner le moindre soupçon que monsieur ou que madame de Beaumesnil ait laissé un enfant naturel…

M. de Maillefort, doué d’infiniment de tact et de pénétration, fut avec raison convaincu de l’ignorance absolue de madame de La Rochaiguë au sujet de la fille naturelle qu’il supposait à la comtesse ; il vit avec chagrin la vanité de sa nouvelle tentative, désespérant presque de pouvoir accomplir les dernières volontés de madame de Beaumesnil, ne sachant comment retrouver la trace de cette enfant inconnue.

Madame de La Rochaiguë reprit sans remarquer la préoccupation du bossu :

— Du reste… on dit tant de choses inconcevables à propos de cet héritage ! N’a-t-on pas aussi parlé de legs aussi bizarres que magnifiques laissés par la comtesse…

— Vraiment ?…

— Ce sont encore là des histoires de l’autre monde, — reprit madame de La Rochaiguë avec un ton de dénigrement marqué, car elle avait toujours été fort hostile à madame de Beaumesnil, — la comtesse a laissé de… mesquines pensions à deux ou trois vieux serviteurs, et une petite gratification à ses autres domestiques… C’est à cela que se réduisent ces legs si magnifiques. Seulement, pendant que la comtesse était en veine de générosité, — ajouta madame de La Rochaiguë avec un redoublement d’aigreur, — elle aurait dû ne pas commettre l’ingratitude d’oublier une pauvre fille à qui elle devait pourtant bien quelque reconnaissance !

— Comment cela ? — demanda le marquis, obligé de cacher ses pénibles sentimens en entendant la baronne attaquer la mémoire de madame de Beaumesnil ; — de quelle jeune fille voulez-vous parler ?

— Vous ne savez donc pas que, pendant les derniers temps de sa vie, la comtesse, suivant l’avis de ses médecins, avait fait venir auprès d’elle une jeune artiste à qui elle a dû souvent de grands soulagemens dans ses douleurs ?

— En effet, l’on m’en a vaguement parlé, répondit le bossu en cherchant à rassembler ses souvenirs.

— Eh bien ! n’est-il pas inouï que la comtesse n’ait pas laissé le moindre petit legs à cette pauvre fille ? Si c’est un oubli… il ressemble furieusement à de l’ingratitude…

Le marquis connaissait si bien la noblesse et la bonté de cœur de madame de Beaumesnil, qu’il fut doublement frappé de cet oubli à l’endroit de la jeune artiste. Après quelques instans de réflexion, il pressentit vaguement que, par cela même que cet oubli, s’il était réel, semblait inexplicable, il y avait dans cette circonstance autre chose qu’un manque de mémoire. Aussi reprit-il :

— Vous êtes sûre, baronne, que cette jeune fille… n’a reçu aucune rémunération de madame de Beaumesnil ? Vous en êtes bien sûre ?