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chaiguë, comme pour lui dire qu’il ne fallait pas la déranger de son entretien ; puis l’orpheline, Héléna et le baron quittèrent discrètement le salon.

Madame de la Rochaiguë ne s’aperçut de leur absence qu’au bruit que fit la porte en se refermant.

Ce départ servait à souhait la baronne ; la présence des autres personnes eût gêné une explication qu’il lui paraissait très urgent d’avoir avec le marquis ; elle était trop fine, trop rompue au monde, pour n’avoir pas pressenti, ainsi qu’elle l’avait dit à son mari, que le marquis, revenant chez elle après une longue interruption dans leurs relations, ne pouvait être ramené que par la présence de l’héritière, sur laquelle il avait nécessairement quelque vue cachée.

La passion du bossu pour madame de Beaumesnil n’ayant été devinée par personne, sa dernière entrevue avec la comtesse mourante ayant aussi été tenue secrète, madame de La Rochaiguë ne pouvait soupçonner et ne soupçonnait pas la sollicitude que le marquis portait à Ernestine…

Voulant néanmoins tâcher de pénétrer les desseins du bossu, afin de les déjouer s’ils contrariaient les siens, madame de La Rochaiguë interrompit son insignifiante conversation, dès que la porte se fût refermée sur l’orpheline.

— Eh bien ! — demanda la baronne au bossu, — comment trouvez-vous mademoiselle de Beaumesnil ?

— Je la trouve très généreuse…

— Comment cela, marquis, très généreuse !

— Sans doute… avec sa fortune… votre pupille aurait le droit d’être aussi laide et aussi bossue que moi… mais a-t-elle quelques qualités ?

— Je la connais depuis si peu de temps, que je ne saurai trop vous dire…

— Voyons, pourquoi ces réticences ?… vous sentez bien que je ne viens pas vous demander la main de votre pupille.

— Qui sait ?… — reprit la baronne en riant.

— Moi… je le sais, et je vous le dis…

— Sérieusement, marquis ? — reprit madame de La Rochaiguë d’un ton pénétré. — Je suis sûre qu’à l’heure qu’il est, cent projets de mariage sont déjà formés…

— Contre mademoiselle de Beaumesnil ?

Contre est très joli… mais, tenez, marquis, je veux être franche avec vous.

— Vraiment, — dit le bossu avec une surprise railleuse. — Eh bien ! moi aussi. Allons, ma chère baronne… faisons cette petite débauche… de sincérité ; ma foi ! tant pis !

Et M. de Maillefort rapprocha son fauteuil du canapé où la baronne était assise.


XXII.


Madame de la Rochaiguë, après un moment de silence, jetant sur M. de Maillefort un regard pénétrant, lui dit :

— Marquis, je vous ai deviné.

— Ah bah !

— Parfaitement deviné.

— Vous faites tout en perfection… ça ne m’étonne pas ; voyons donc cette surprenante devination.

— De peur de raviver mes regrets, je ne veux pas compter le nombre d’années pendant lesquelles vous n’avez pas mis les pieds chez moi, marquis… et voilà que, soudain… vous me revenez avec un empressement tout flatteur… Moi qui suis bonne femme et pas du tout glorieuse, je me suis dit…

— Voyons… baronne, qu’est-ce que vous vous êtes dit ?

— Oh ! mon Dieu !… je me suis dit tout simplement dit ceci : « Après le brusque délaissement de M. de Maillefort, qui me vaut le plaisir de le voir si souvent ? … C’est probablement parce que je suis la tutrice de mademoiselle de Beaumesnil, et que cet excellent marquis a un intérêt quelconque à revenir chez moi. »

— Ma foi, baronne, c’est à peu près cela…

— Comment, vous l’avouez ?

— Il le faut bien…

— Vous allez me faire douter de ma pénétration en vous rendant si vite, marquis…

— Ne sommes nous pas en pleine orgie… de franchise.

— C’est vrai…

— Alors… à mon tour, je m’en vas d’abord vous dire… pourquoi j’ai soudain cessé de venir chez vous… c’est que, voyez-vous, baronne, moi je suis une manière de stoïque…

— Eh bien !… que fait là le stoïcisme !

— Il fait beaucoup, car il m’a donné l’habitude… lorsqu’une chose me plaît extrêmement… d’y renoncer soudain, afin de ne me point laisser amollir par de trop douces habitudes… Voilà pourquoi, baronne, j’ai brusquement cessé de vous voir.

— Je voudrais croire cela… mais…

— Essayez… toujours… Quant à mon retour, chez vous…

— Ah ! ceci est plus curieux.

— Vous avez deviné… à peu près juste…

— À peu près… marquis ?

— Oui, car bien que je n’aie aucun projet au sujet du mariage de votre pupille, je me suis cependant dit ceci : Cette prodigieuse héritière va être le but d’une foule d’intrigues plus amusantes… ou plus ignobles les unes que les autres… La maison de madame de La Rochaiguë sera le centre où aboutiront tant d’intrigues diverses. On sera là, comme on dit, aux premières loges, pour voir tous les actes de cette haute comédie… À mon âge, et fait comme je suis… je n’ai d’autre amusement, dans le monde, que l’observation. J’irai donc en observateur chez madame de La Rochaiguë… Elle me recevra, parce qu’elle m’a reçu autrefois, et qu’après tout je ne suis ni plus sot ni plus ennuyeux qu’un autre. Ainsi, de mon coin, j’assisterai tranquillement à cette lutte acharnée entre les prétendans ; voilà la vérité ; maintenant, baronne… aurez-vous le courage de me refuser de temps à autre une petite place dans votre salon, pour observer cette bataille dont votre pupille doit être le prix ?

— Ah ! marquis… — dit madame de La Rochaiguë en hochant la tête, — vous n’êtes pas de ces gens qui, sans prendre part à la mêlée, regardent les autres se battre.

— Eh !… eh !… je ne dis pas non…

— Vous voyez donc bien… vous ne resterez pas neutre.

— Je n’en sais rien… — ajouta le marquis, et il appuya beaucoup sur les mots suivans : — Mais comme je suis assez compté dans le monde, comme je sais beaucoup de choses… comme j’ai toujours su maintenir mon franc-parler, comme j’ai horreur des lâchetés, je vous avoue… que si… dans la mêlée, comme vous dites, ma chère baronne… je voyais, perfidement attaquer ou menacer un brave guerrier, dont la vaillance m’aurait intéressé, j’irais, ma foi, à son secours par tous les moyens dont je puis disposer.

— Mais… monsieur, — dit la baronne, en cachant son dépit sous un rire forcé, — cela… permettez-moi de vous le dire… cela est une sorte… d’inquisition permanente… dont vous seriez le grand inquisiteur, et dont le siége serait chez moi…

— Oh ! mon Dieu ! chez vous ou ailleurs… ma chère baronne ; vous sentez bien que si, par un caprice de jolie femme… et plus que personne vous pouvez vous permettre ces caprices-là… vous disiez à vos gens qu’à l’avenir vous n’y serez jamais pour moi…

— Ah ! marquis, pouvez-vous penser ?…

— Je plaisante, — reprit M. de Maillefort d’un ton sec, — le baron est de trop bonne compagnie pour souffrir que votre porte me soit refusée sans raison, et il m’épargnera, j’en suis certain, une explication à ce sujet… J’avais l’honneur de vous dire, ma chère baronne, qu’une fois