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— « Voyons, maman Barbançon, raisonnons un peu. Voilà une commère qui, dans son chagrin de ce que Pauvre Jacques est absent, se met à manger de tout sur la terre ?

— Certainement, monsieur, un enfant comprendrait cela !

— Eh bien ! moi, pas.

— Comment ? vous ne comprenez pas… cette malheureuse fille est si désolée, depuis le départ du Pauvre Jacques, qu’elle mange de tout… sur la terre, quoi ! sans faire attention à rien, elle mangerait de n’importe quoi… du poison… même… la malheureuse… tant la vie lui est égale… car elle est comme une ahurie, comme une âme damnée ; elle ne sait plus ce qu’elle fait ; enfin elle mange tout ce qui lui tombe sous la main… et ça ne vous arrache pas les larmes des yeux, monsieur ?

Le vétéran avait écouté avec une attention profonde le commentaire de madame Barbançon, et, il faut le dire, cette glose ne lui parut pas absolument dépourvue de sens ; seulement il hocha la tête et dit en manière de résumé :

— À la bonne heure… maintenant je comprends, mais c’est égal, ces romances, c’est toujours joliment tiré par les cheveux.

Pauvre Jacques ! tirée par les cheveux ! Oh ! si on peut dire !  ! — s’écria madame Barbançon, indignée de la témérité du jugement de son maître.

— Chacun son goût, — reprit le vétéran, — j’aime mieux, moi, nos vieilles chansons de matelot, on sait de quoi y retourne, ce n’est pas alambitiqué.

Et le vieux marin entonna d’une voix aussi puissante que discordante :


Pour aller à Lorient pêcher des sardines…
Pour aller à Lorient pêcher des harengs…


— Monsieur ! s’écria madame Barbançon en interrompant son maître d’un air à la fois pudique et courroucé, car elle connaissait la fin de la romance, — vous oubliez qu’il y a des femmes ici.

— Ah ! bah ! où donc ? demanda curieusement le vétéran, en allongeant le cou pour regarder en dehors de sa tonnelle.

— Il me semble, monsieur, qu’il n’y a pas besoin de regarder si loin, — dit la ménagère avec dignité, — je vous crève suffisamment les yeux.

— Tiens, c’est vrai, maman Barbançon, j’oublie toujours… que vous faites partie du beau sexe… c’est égal, j’aime mieux ma romance que la vôtre… C’était la chanson à la mode sur la frégate l’Armide, où j’ai embarqué novice à quatorze ans, et plus tard nous l’avons chantée en terre ferme… quand j’étais dans les marins de la garde impériale… Ah ! c’était le bon temps ! j’étais jeune alors !…

— Oui, et puis : Bû…û…ônapartè… (il nous faut absolument orthographier et accentuer ce nom de la sorte, afin de rendre sensible la manière dédaigneuse et amèrement courroucée avec laquelle madame Barbançon prononçait le nom du grand homme qui avait causé la mort du vélite) oui… Bû…û…ônapartè était à votre tête ?

— Bien, maman Barbançon, je vous vois venir, — dit en riant le vieux marin, — l’ogre de Corse n’est pas loin. Pauvre Empereur, va !

— Oui, monsieur, votre Empereur, c’était un orgre… et si ce n’était que ça, encore !

— Comment ! il a fait pis que d’être un ogre ?

— Oui, oui, riez… allez, c’est une horreur.

— Mais quoi donc ?

— Eh bien ! monsieur, quand l’orgre de Corse a tenu le pape, à Fontainebleau, en sa puissance, savez-vous ce qu’il a eu l’indignité de lui faire faire, à notre saint-père, hein, votre Bûûonapartè ?…

— Non, maman Barbançon ; parole d’honneur, je n’en sais rien.

— Vous ne direz pas que c’est faux, je tiens la chose d’un vélite de la jeune garde…

— Qui à cette heure doit être joliment de la vieille ; mais voyons l’histoire.

— Eh bien ! monsieur, votre Bûûonapartè a eu l’infamie, pour humilier le pape, de l’atteler en grand costume à la petite voiture du roi de Rome, de monter dedans et de se faire traîner par ce pauvre saint-père à travers le parc de Fontainebleau… afin d’aller dans cet équipage-là annoncer son divorce à l’impératrice Joséphine, un amour de femme qui était pleine de religion.

— Vraiment, maman Barbançon, — dit le vieux marin, en étouffant de rire, — ce scélérat d’empereur est allé dans la voiture du roi de Rome traînée par le pape, annoncer son divorce à l’impératrice Joséphine ?

— Oui, monsieur, pour la tourmenter à cause de sa religion, cette chère princesse : comme il la forçait aussi de manger un gros jambon tous les vendredis saints… en présence de Roustan, son affreux Mamelouk, à preuve qu’elle était servie ce jour-là à table par des prêtres, dans l’idée d’humilier le clergé, vu que cet affreux Roustan se vantait devant eux d’être musulman et qu’il leur parlait de son sérail… et de ses effrontées bayadères, même que ces pauvres prêtres en devenaient rouges comme des bigarreaux… Il n’y a pas là de quoi pouffer de rire, monsieur ; dans le temps tout le monde a su cela, même que…

Malheureusement, la ménagère ne put continuer ; ses effrayantes récriminations anti-bûûonapartistes furent interrompues par un vigoureux coup de sonnette, et elle se dirigea en hâte vers la porte de la rue.


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Quelques mots d’explication sont nécessaires avant l’introduction d’un nouveau personnage, Olivier Raimond, neveu du commandant Bernard :

La sœur du vétéran avait épousé un expéditionnaire du ministère de l’intérieur ; au bout de quelques années de mariage, le commis mourut, laissant une veuve et un fils, âgé alors de huit ans. Quelques amis du défunt s’employèrent et firent donner à son fils une bourse dans un collége.

La veuve, sans fortune et n’ayant aucun droit à une pension, tâcha de se suffire à elle-même par son travail. Mais, au bout de quelques années d’une existence pauvre et laborieuse, elle laissa son fils orphelin, sans autre parent que son oncle Bernard, alors lieutenant de vaisseau, commandant une goélette attachée à l’une des stations de la mer du Sud.

De retour en France pour y prendre sa retraite, le vieux marin trouva son neveu achevant sa dernière année de philosophie. Olivier, sans remporter de grands succès universitaires, avait du moins parfaitement profité de son éducation gratuite ; mais malheureusement, et ainsi que cela arrive toujours, cette éducation, nullement pratique, n’assurait en rien sa position, son avenir au sortir du collége.

Après avoir longtemps réfléchi à la position précaire de son neveu, qu’il aimait tendrement, et se voyant hors d’état de lui venir efficacement en aide, vu la modicité de sa solde de retraite, le commandant Bernard dit à Olivier :

« Mon pauvre enfant… nous n’avons qu’un parti à prendre. Tu es robuste, brave, intelligent ; tu as reçu une éducation qui te rend du moins supérieur au plus grand nombre des pauvres jeunes gens que le sort envoie à l’armée. Le recrutement t’atteindra l’an prochain ; devance le moment, fais-toi soldat, tu pourras du moins choisir ton arme… On se bat en Afrique ; dans cinq ou six ans tu peux être officier… C’est du moins une carrière… Si pourtant l’état militaire te répugne par trop, mon cher enfant, nous aviserons à autre chose. Nous vivrons sur mes mille francs de retraite jusqu’à ce que tu puisses te caser quelque part… Je ne te propose pas d’entrer dans la marine, il est trop tard : il faut être » rompu jeune à cette vie exceptionnelle et rude, sans cela presque toujours on est mauvais marin… — Maintenant, choisis. »