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De femme politique.

La conversation fut interrompue par le bruit retentissant d’une voiture qui entrait dans la cour de l’hôtel.

Le baron dit à sa femme :

— Vous n’avez pas fermé votre porte ce soir ?

— Non… mais je n’attends personne… à moins que ce ne soit madame de Mirecourt qui, vous le savez, vient quelquefois en prima sera, avant d’aller dans le monde.

— En ce cas, où voulez-vous la recevoir ?

— Si cela ne vous ennuyait pas trop, ma chère belle, — dit la baronne à Ernestine, — vous me permettriez de recevoir madame de Mirecourt dans votre salon ; c’est une digne et excellente personne.

— Faites absolument comme il vous plaira, madame, — répondit Ernestine.

— Vous ferez entrer dans le salon de mademoiselle de Beaumesnil, — dit la baronne à l’un des domestiques.

Celui-ci sortit, et revint bientôt en disant :

— D’après les ordres de madame la baronne, j’ai fait entrer chez mademoiselle… mais ce n’était pas madame de Mirecourt.

— Et qui donc était-ce ?

— M. le marquis de Maillefort, madame la baronne.

Au nom du marquis, le baron s’écria :

— C’est insupportable… Une visite à une pareille heure est d’une familiarité inconcevable.

La baronne fit signe à son mari de se contraindre devant les gens, et dit tout bas à Ernestine, qui semblait surprise de cet incident :

— M. de La Rochaiguë n’aime pas M. de Maillefort, qui est un des plus malins et des plus méchans bossus qu’on puisse imaginer…

— Un vrai satan… — ajouta Héléna.

— Il me semble, — dit Ernestine en réfléchissant, — qu’autrefois… chez ma mère, j’ai entendu prononcer le nom de M. de Maillefort.

— Et certes, ma toute belle, reprit la baronne en souriant, — l’on ne parlait pas précisément du marquis comme d’un bon ange.

— Je ne me souviens pas d’avoir entendu parler de M. de Maillefort en bien ou en mal, — répondit l’orpheline, — je me rappelle seulement son nom…

— Et ce nom, — dit le baron, — est celui d’une véritable peste !

— Mais, madame, — dit mademoiselle de Beaumesnil en hésitant, — si M. de Maillefort est si méchant, pourquoi le recevez-vous ?

— Ah ! ma chère belle… dans le monde, on est obligé à tant de concessions, surtout lorsqu’il s’agit de personnes de la naissance de M. de Maillefort !

Et s’adressant au baron :

— Il est impossible de prolonger le dîner plus longtemps, car on a servi le café dans le salon.

Madame de La Rochaiguë se leva de table ; le baron, dissimulant son dépit, offrit son bras à sa pupille, et tous entrèrent dans le salon où attendait M. de Maillefort.

Le marquis avait pendant longtemps tellement pris l’habitude de se vaincre, à l’endroit de sa profonde et secrète passion pour la comtesse de Beaumesnil, passion que celle-ci avait seule pénétrée, qu’à la vue d’Ernestine, il ne trahit en rien l’intérêt qu’elle lui inspirait ; il songea non sans tristesse qu’il lui fallait se montrer devant l’orpheline ce qu’il avait toujours été devant les autres, incisif et sarcastique ; un changement soudain dans ses manières, dans son langage, eût éveillé les soupçons des La Rochaiguë, et, pour protéger Ernestine à l’insu de tous et peut-être à l’insu d’elle-même, afin d’accomplir ainsi les dernières volontés de la comtesse, il ne devait en rien exciter les défiances des personnes dont l’orpheline était entourée.

M. de Maillefort, doué d’une grande sagacité, s’aperçut, avec un cruel serrement de cœur, de l’impression défavorable que son aspect causait à Ernestine, car celle-ci, encore sous l’influence des calomnies dont le bossu venait d’être l’objet, avait involontairement tressailli et détourné les yeux à la vue de cet être difforme.

Si diversement pénibles que furent alors les sentimens du marquis, il eut la force de les dissimuler ; s’avançant alors vers madame de La Rochaiguë, le sourire aux lèvres, l’ironie dans le regard :

— Je suis bien indiscret, n’est-ce pas, ma chère baronne ? mais, vous le savez… ou plutôt vous l’ignorez ; l’on n’a des amis que pour mettre avec eux ses défauts à l’aise… à moins cependant, — ajouta le marquis en s’inclinant profondément devant Héléna, — à moins que, comme mademoiselle de la Rochaiguë… on n’ait pas de défauts… et qu’on soit un ange de perfection, descendu des cieux pour l’édification des fidèles ; alors, c’est pis encore : Quand on est si parfait l’on inflige à ses amis le supplice de l’envie, , ou de l’admiration, car pour beaucoup c’est tout un…

Et s’adressant à M. de La Rochaiguë :

— N’est-ce pas que j’ai raison, baron ? je m’en rapporte à vous, qui avez le bonheur de n’être blessant… ni par vos qualités ni par vos défauts.

Le baron sourit, montra outrageusement ses longues dents et répondit, en tâchant de contraindre sa mauvaise humeur :

— Ah ! marquis !… marquis… toujours malicieux, mais toujours aimable.

Songeant alors qu’il ne pouvait se dispenser de présenter M. de Maillefort à sa pupille, qui regardait le bossu avec une crainte croissante, le baron dit à Ernestine :

— Ma chère pupille, permettez-moi de vous présenter M. le marquis de Maillefort, un de nos bons amis.

Après s’être incliné devant la jeune fille, qui lui rendit son salut d’un air embarrassé, le bossu lui dit avec une froideur polie :

— Je suis heureux, mademoiselle, d’avoir maintenant un motif de plus pour venir souvent chez madame de La Rochaiguë.

Et, comme s’il se croyait libéré envers l’orpheline par cette banalité, le marquis s’inclina de nouveau, et alla s’asseoir auprès de la baronne, pendant que son mari tâchait de donner une contenance à son dépit, en dégustant le café avec lenteur, et qu’Héléna, s’emparant d’Ernestine, l’emmenait à quelques pas, sous prétexte de lui faire admirer les fleurs d’une jardinière.

Le marquis, sans paraître faire la moindre attention à Ernestine et à Héléna, ne les perdit cependant pas de vue ; il avait l’ouïe très fine, et il espérait surprendre quelques mots de l’entretien de la dévote et de l’orpheline, tout en causant avec madame de La Rochaiguë ; conversation d’abord nécessairement insignifiante, chacun des interlocuteurs, cachant soigneusement le fond de sa pensée sous un parlage frivole ou banal, tâchait de voir venir son adversaire, ainsi que l’on dit vulgairement.

Le vague d’un pareil entretien favorisait à merveille les intentions du marquis ; aussi, tandis que, d’une oreille distraite, il écoutait madame de La Rochaiguë, il écoutait de l’autre et très curieusement, Ernestine, le baron et Héléna.

La dévote et son frère, croyant le bossu tout à son entretien avec madame de La Rochaiguë, rappelèrent à l’orpheline, dans le courant de leur conversation, la promesse qu’elle avait faite :

À Héléna de l’accompagner le lendemain à l’office de neuf heures ;

Au baron d’aller le surlendemain admirer avec lui les merveilles du Luxembourg.

Quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaire dans ces projets acceptés par Ernestine, M. de Maillefort, très en défiance contre les La Rochaiguë, ne regarda pas comme inutile pour lui d’être instruit de ces particularités, en apparence insignifiantes. Il les nota soigneusement dans son esprit, tout en répondant avec son aisance habituelle aux lieux communs de la baronne.

L’attention du bossu était ainsi partagée depuis quelques minutes, lorsqu’il vit du coin de l’œil Héléna parler bas à Ernestine, en lui montrant du regard madame de La Ro-