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courtoisement s’incliner devant Ernestine, lui baisa la main et lui dit :

— Mon adorable pupille continue-t-elle d’être contente de moi ? rien ne manque-t-il à son service ? trouve-t-elle sa maison sur un pied convenable ? n’a-t-elle pas découvert d’inconvéniens dans son appartement ? est-elle satisfaite de ses gens ?

— Je me trouve parfaitement bien ici, monsieur ; trop bien… même… — répondit Ernestine, — car ce magnifique appartement pour moi seule… est…

— Il n’y a rien de trop beau, charmante pupille, — dit le baron d’un ton péremptoire ; — il n’y a rien de trop somptueux pour la plus riche héritière de France.

— Je suis surtout heureuse et touchée de l’affectueux accueil que je reçois dans votre famille, monsieur, — reprit Ernestine, — et, je vous l’assure, le reste a pour moi peu d’importance…

Soudain les deux battans de la porte du salon s’ouvrirent, et un maître d’hôtel dit à haute voix :

— Mademoiselle est servie…


XXI.


Le baron offrit son bras à Ernestine, qu’il conduisit dans la salle à manger, où se rendit bientôt Héléna, un peu attardée par l’envoi d’une lettre à l’abbé Ledoux, au sujet de la rencontre du lendemain.

Pendant le dîner, Ernestine fut le constant objet des prévenances, des obséquiosités du baron, de sa femme, d’Héléna et des domestiques, qui subissaient, comme leurs maîtres, l’influence magique de ces mots tout puissans qui résumaient la position de l’orpheline : la plus riche héritière de France !

Vers la fin du dîner, le baron, affectant l’air du monde le plus détaché, dit à mademoiselle de Beaumesnil :

— Ma chère pupille… vous vous êtes reposée aujourd’hui des fatigues de votre voyage… il faudrait, ce me semble, sortir demain et les autres jours pour vous distraire un peu.

— Nous y avions pensé, Héléna et moi, — dit madame de La Rochaiguë ; — votre sœur accompagnera demain Ernestine à l’office… dans l’après-dîner, mademoiselle Palmyre et mademoiselle Barenne viendront essayer à notre chère petite belle les robes et les chapeaux commandés hier par mes soins, et, après demain, nous irons faire un tour en voiture aux Champs-Élysées.

— À merveille, dit le baron, — je vois la journée de demain et celle d’après-demain parfaitement employées. Seulement… je me trouve, moi, très mal partagé… Aussi, je vous demande ma revanche pour le jour d’ensuite, ma chère pupille… Me l’accorderez-vous ?

— Certainement, monsieur, avec le plus grand plaisir, — répondit Ernestine.

— La grâce de cette réponse en double encore le prix, — dit le baron avec une expression si convaincue que l’orpheline se demandait ce qu’elle avait répondu de si gracieux, lorsque la baronne dit à son mari :

— Voyons, monsieur de La Rochaiguë, quels sont vos projets ?

— Ah ! ah ! — répondit le baron d’un air fin, — je ne suis ni si dévotieux que ma sœur, ni si mondain que vous, ma chère amie, je propose donc à notre aimable pupille, si le temps le permet, une promenade dans l’un des plus beaux jardins de Paris, où elle verra une merveilleuse collection de rosiers en fleurs.

— Vous ne pouviez mieux choisir, monsieur, dit naïvement Ernestine, — j’aime tant les fleurs.

— Ce n’est pas tout, et comme je suis homme de précaution, ma charmante pupille, — ajouta le baron, — en cas de mauvais temps, nous ferions notre promenade dans des serres chaudes superbes ou dans une magnifique galerie de tableaux renfermant les chefs-d’œuvre de l’école moderne.

— Et-où se trouvent donc réunies toutes ces belles choses, monsieur ? — dit Ernestine véritablement émerveillée.

— Ah ! ma chère pupille… quelle véritable Parisienne vous êtes ! — reprit M. de La Rochaiguë en riant d’un air capable, — et vous aussi, baronne… et vous aussi, ma sœur ; je le vois, à votre air étonné, vous ignorez où se trouve ce pays de merveilles qui est pourtant presque à notre porte.

— En vérité… — dit mademoiselle de La Rochaiguë, — j’ai beau chercher… je…

— Vous ne trouvez pas ? reprit le baron radieux, — voyons… j’ai pitié de vous… toutes ces merveilles se trouvent réunies… au Luxembourg.

— Au Luxembourg ! s’écria la baronne en riant et, s’adressant à Ernestine : — Ah ! ma chère belle, c’est un piège… abominable, car vous ne savez pas la passion de M. de La Rochaiguë pour une autre des merveilles du Luxembourg, dont il se garde bien de vous parler !

— Et quelle est cette autre merveille, madame ? — demanda la jeune fille en souriant.

— Figurez-vous… pauvre chère innocente… que M. de La Rochaiguë est capable de vous conduire à une séance de la chambre des pairs… sous prétexte de serres, de fleurs et de tableaux !

— Eh bien ! pourquoi pas, dans la tribune diplomatique ? — Ma chère pupille s’y trouverait en belle et bonne compagnie, — riposta le baron, — elle rencontrerait là de ces bienheureuses femmes d’ambassadeurs… de ministres…

Bienheureuses… le mot est charmant, — dit gaîment la baronne, et d’où leur vient cette canonisation, s’il vous plaît ? Puis, se tournant vers Héléna :

— Entendez-vous votre frère… ma chère… quel blasphème !

— Je maintiens, — répondit le baron, — qu’il n’est pas au monde une position plus enviable, plus charmante… plus admirable, que celle de la femme d’un ambassadeur… ou d’un ministre… Ah ! ma chère amie… ajouta le Canning ignoré, en s’adressant à sa femme d’un ton pénétré, — que n’ai-je pu vous donner une pareille position ! Vous eussiez été… jalousée… adulée… fêtée… Vous seriez devenue, j’en suis sûr… une femme politique supérieure… Vous eussiez dirigé l’État peut-être… Est-il un rôle plus beau pour une femme ?

— Voyez-vous, ma chère belle, quel dangereux flatteur que M. de La Rochaiguë, dit la baronne à Ernestine, — il est capable de vouloir peut-être vous donner aussi le goût de la politique…

— À moi, madame ? oh ! je ne crains pas cela, répondit Ernestine en souriant.

— Vous raillerez tant que vous voudrez, ma chère amie, — dit le baron à madame de La Rochaiguë ; — mais je prétends que ma chère pupille… a dans l’esprit quelque chose de réfléchi… de posé… de sérieux… très remarquable pour son âge, sans compter qu’elle ressemble incroyablement au portrait de la belle et fameuse duchesse de Longueville, qui a eu sous la Fronde une si grande influence politique.

— Ah !… c’est trop fort, — dit la baronne, en interrompant son mari avec un redoublement d’hilarité.

L’orpheline, un moment pensive, ne partagea pas cette gaîté ; elle trouvait singulier qu’en moins de deux heures, les trois personnes dont nous parlons eussent tour à tour découvert qu’elle réunissait les vocations les plus singulièrement opposées :

Celle de femme dévote,

De femme à la mode,