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car je suis jalouse du bonheur de ma chère belle-sœur.

— Combien vous êtes aimable pour moi, madame ! répondit Ernestine, sensible aux prévenances de la baronne.

Héléna, se dirigeant alors vers la porte, dit à la jeune fille, afin d’aller ainsi au-devant de la curiosité de madame de La Rochaiguë :

— À demain matin, neuf heures, n’est-ce pas, c’est convenu ?

Et après un affectueux signe de tête adressé à la baronne, Héléna sortit, reconduite jusqu’à la porte par mademoiselle de Beaumesnil.

Lorsque celle-ci revint rejoindre madame de La Rochaiguë, la baronne, regardant l’orpheline venir à elle, s’éloigna de quelques pas à reculons, à mesure qu’Ernestine s’approchait, et lui dit d’un ton d’affectueux reproche :

— Ah ! ma chère petite belle, vous êtes incorrigible !…

— Comment donc cela, madame ?

— Je suis, je vous l’ai dit, d’une franchise, oh ! mais d’une franchise… brutale… impitoyable ; c’est un de mes défauts ; aussi je vous reprocherai encore… je vous reprocherai toujours de ne pas vous tenir assez droite !…

— Il est vrai, madame… c’est malgré moi que je me tiens ainsi quelquefois courbée.

— Et c’est ce que je ne saurais souffrir… ma chère belle… Oui, je serai sans pitié, — reprit gaîment la baronne. — Je vous demande un peu à quoi bon cette délicieuse taille, si vous ne la faites pas mieux valoir… à quoi bon ce visage ravissant, aux traits si fins, si distingués, si vous le tenez toujours baissé. Il est pourtant charmant à voir.

— Madame… — dit l’orpheline non moins embarrassée des louanges mondaines de la baronne que des louanges mystiques de la dévote.

— Oh !… ce n’est pas tout, — reprit madame de La Rochaiguë avec un affectueux enjouement, — il faudra que je gronde bien fort cette excellente madame Laîné,  : vous avez des cheveux admirables, et vous seriez mille fois mieux coiffée avec des anglaises… Votre port de tête est si naturellement gracieux et noble (quand vous vous tenez droite, bien entendu), que ces longues boucles vous iraient à merveille…

— J’ai toujours été coiffée comme je le suis, madame… et je ne songeais pas à changer de coiffure, cela m’étant, je vous l’avoue, assez indifférent.

— Et c’est encore un reproche à vous faire, ma chère belle (vous voyez que je ne finis pas) : il faut que vous soyez coquette… certainement très coquette… ou plutôt… c’est moi qui le serai pour vous. Je suis si fière de ma charmante pupille que je veux qu’elle éclipse les plus jolies.

— Je ne puis jamais avoir cette prétention, madame, répondit Ernestine, en souriant doucement.

— Je voudrais bien que vous vous permissiez d’avoir des prétentions, mademoiselle —, reprit en riant la baronne, — je n’entends pas cela du tout… c’est moi qui les aurai pour vous… ces prétentions… En un mot, je veux que vous soyez citée comme la plus jolie, la plus élégante des jeunes personnes… de même que vous serez un jour citée comme la plus élégante des femmes… car, entre nous… je vous connais depuis hier seulement, ma chère belle. Eh bien ! à certaines tendances, à des riens que j’ai remarqués en vous, je suis sûre, et je vous l’ai déjà dit, que vous êtes née pour être, un jour, une femme à la mode…

— Moi, madame ? dit ingénument l’orpheline.

— J’en suis sûre… et n’est pas femme à la mode qui veut, il ne suffit pas pour cela d’avoir de la beauté, de la richesse, de la naissance, d’être marquise ou duchesse… quoique ce dernier titre relève singulièrement une femme… Non, non, il faut réunir à tous ces avantages… un je ne sais quoi… qui fixe et commande l’attention… attire les hommages, et ce je ne sais quoi, vous l’aurez… rien n’est plus facile à deviner en vous.

— Mon Dieu ! madame… vous m’étonnez beaucoup, — répondit la pauvre enfant toute abasourdie.

— Je vous étonne… c’est tout simple, vous devez vous ignorer, ma chère belle ; mais moi qui vous étudie, qui vous juge avec l’œil jaloux et orgueilleux d’une mère… je prévois tout ce que vous serez, et je m’en applaudis… C’est une si ravissante existence que celle d’une femme à la mode ! Reine de toutes les fêtes, de tous les plaisirs, sa vie est un continuel enchantement… Et tenez, pour vous donner une idée de ce monde, sur lequel vous êtes destinée à régner un jour, il faudra qu’après-demain nous allions en voiture aux Champs-Élysées ; il y aura eu une course au bois de Boulogne… vous verrez revenir tout le Paris élégant… C’est une distraction parfaitement compatible avec votre deuil.

— Madame… excusez-moi… mais ces grandes réunions m’intimident… et… je…

— Oh ! ma chère belle, — reprit la baronne en interrompant sa pupille, — je suis intraitable ; il faudra faire cela pour moi… D’ailleurs, je tiens à être aussi bien traitée que mon excellente sœur… et, à ce propos, voyons, ma chère belle… qu’avez-vous donc comploté… pour demain matin avec cette bonne Héléna ?

— Mademoiselle Héléna veut bien me conduire à l’office… madame.

— Elle a raison, ma chère belle, il ne faut pas trop négliger ses devoirs religieux… Mais neuf heures… c’est bien matin… les femmes du monde ne vont guère qu’à l’office de midi ; au moins l’on a eu tout le temps de faire une élégante toilette du matin, et l’on rencontre à l’église des figures de connaissance.

— J’ai l’habitude de me lever de bonne heure, madame… et puisque mademoiselle Héléna préférait partir à neuf heures… j’ai pensé que cette heure devait être aussi la mienne.

— Ma chère belle, je vous ai dit que je serai avec vous d’une franchise… d’une sincérité brutale.

— Et je vous en remercie… madame…

— Sans doute, il ne faut pas, voyez-vous, être glorieuse de ce que vous êtes la plus riche héritière de France… mais, sans vouloir abuser de cette position pour imposer aux autres vos volontés ou vos caprices… il ne faut pas non plus toujours vous empresser d’aller au-devant du moindre désir d’autrui. Encore une fois, n’oubliez pas que votre immense fortune…

— Hélas ! madame, — dit Ernestine sans pouvoir retenir deux larmes qui roulèrent sur ses joues, — je fais mon possible, au contraire, pour n’y pas songer, à cette fortune… car elle me rappelle que je suis orpheline…

— Pauvre chère belle, — dit madame de La Rochaiguë en embrassant Ernestine avec effusion, — combien je m’en veux de vous avoir involontairement attristée ! Je vous en conjure, séchez ces beaux yeux, j’ai trop de regret de vous voir pleurer ; cela me fait un mal !…

Ernestine essuya lentement ses larmes ; la baronne reprit affectueusement :

— Voyons, mon enfant… du courage… soyez raisonnable… sans doute c’est un malheur affreux… irréparable, que d’être orpheline ; mais par cela que ce malheur est irréparable… il faut bien prendre sur vous… vous dire qu’il vous reste du moins des amis, des parens dévoués… et que, si le passé est triste, l’avenir est des plus brillans…

Au moment où madame de La Rochaiguë consolait ainsi l’orpheline, on frappa discrètement à la porte.

— Qui est là ? — demanda la baronne.

— Le majordome de mademoiselle de Beaumesnil, — répondit une voix, — et il sollicite la grâce de venir se mettre à ses pieds.

Ernestine fit un mouvement de surprise : la baronne lui dit en souriant :

— C’est une plaisanterie de monsieur de La Rochaiguë, c’est lui qui est là derrière la porte.

Mademoiselle de Beaumesnil tâcha de sourire aussi, et la baronne dit à haute voix :

— Entrez, monsieur le majordome… entrez.

À ces mots, le baron parut, montrant plus que jamais ses longues dents, alors complètement découvertes par le rire de satisfaction que lui inspirait sa plaisanterie. Il alla