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Pauvre enfant accablée sous le poids écrasant pour elle de son immense richesse.

Contraste bizarre… c’était un sentiment de touchant intérêt… nous dirions même de tendre pitié… que semblaient demander et inspirer la physionomie, le regard, l’attitude de cette héritière d’une fortune presque royale…

Une robe noire bien simple que portait Ernestine augmentait encore l’éclat de son teint, d’une blancheur délicatement rosée ; les mains croisées sur ses genoux, la tête penchée sur son sein, l’orpheline semblait triste et rêveuse.

La demie de cinq heures venait de sonner, lorsque la gouvernante de la jeune fille entra discrètement et lui dit :

— Mademoiselle peut-elle recevoir mademoiselle de La Rochaiguë ?

— Certainement, ma bonne Laîné, — répondit la jeune fille en tressaillant et sortant de sa rêverie, — pourquoi mademoiselle de La Rochaiguë n’entre-t-elle pas ?

La gouvernante sortit, et revint bientôt précédant mademoiselle Héléna de La Rochaiguë.

Cette dévotieuse personne n’aborda Ernestine qu’après deux profondes et cérémonieuses révérences, que la pauvre enfant s’empressa de rendre coup sur coup, surprise, presque peinée de voir une femme de l’âge de mademoiselle Héléna l’aborder avec cette obséquiosité.

— Je remercie mademoiselle de Beaumesnil de vouloir bien m’accorder un moment d’entretien, — dit mademoiselle Héléna d’un ton formaliste et respectueux, en faisant une troisième et dernière révérence, qu’Ernestine lui rendit encore ; après quoi elle lui dit, avec, un timide embarras :

— J’ai, à mon tour, mademoiselle Héléna, une grâce à vous demander…

— À moi ?… quel bonheur !… dit vivement la protectrice de M. de Macreuse.

— Mademoiselle, je vous en prie… ayez la bonté de m’appeler Ernestine… au lieu de me dire : Mademoiselle de Beaumesnil… Si vous saviez comme cela m’impose !

— Je craignais de vous déplaire, mademoiselle, en me familiarisant davantage.

— Dites-moi : Ernestine, et non : mademoiselle… Encore une fois, je vous en prie, ne sommes-nous pas parentes ? et, plus tard, si je mérite que vous m’aimiez, — ajouta la jeune fille avec une grâce ingénue, — vous me direz : ma chère Ernestine, n’est-ce pas ?

— Ah ! mon affection vous a été acquise dès que je vous ai vue, ma chère Ernestine, — répondit Héléna avec onction, — j’ai deviné que la réunion de toutes les vertus… chrétiennes, si désirables chez une jeune personne de votre âge… florissait dans votre cœur. Je ne vous parle pas de votre beauté… si charmante, si idéale qu’elle soit, car vous ressemblez à une madone de Raphaël. Mais, — ajouta la dévote en baissant les yeux, — la beauté est un don fragile… et périssable aux yeux du Seigneur… tandis que les qualités dont vous êtes ornée assureront votre salut.

À cette avalanche de louanges quasi-mystiques, l’orpheline éprouva un embarras mortel, ne sut que répondre et balbutia :

— Je ne mérite pas, mademoiselle… de pareilles louanges… et… je ne sais.

Puis elle ajouta, très satisfaite de trouver un moyen d’échapper à ces flatteries qui, malgré son inexpérience, lui causaient une impression singulière :

— Vous avez quelque chose à me demander, mademoiselle ?

— Sans doute, dit Héléna, je venais savoir vos ordres… pour l’office de demain.

— Quel office, mademoiselle ?

— Mais l’office où nous irons chaque jour…

Et comme Ernestine fit un mouvement de surprise, mademoiselle Héléna ajouta pieusement :

— Où nous irons chaque jour prier pendant une heure pour le repos de l’âme de votre père et de votre mère…

La jeune fille n’avait pas eu jusqu’alors d’heure fixe pour prier… pour son père et sa mère.

L’orpheline priait presque tout le jour ; c’est-à-dire que, presqu’à chaque instant, elle songeait ; avec un pieux respect, avec un ineffable attendrissement, aux deux êtres chéris qu’elle regrettait.

Cependant, n’osant pas se refuser à l’invitation de mademoiselle Héléna, Ernestine lui répondit tristement :

— Je vous remercie d’avoir eu cette pensée, mademoiselle, je vous accompagnerai.

— La messe de neuf heures, — dit la dévote, — est la plus convenable… en cela qu’elle se dit à la chapelle de la Vierge, pour laquelle vous avez une dévotion particulière, m’avez-vous dit hier, Ernestine ?

— Oui, mademoiselle, en Italie… tous les dimanches… j’assistais à l’office dans la chapelle de la Madone… c’était une mère aussi… et je ne sais pourquoi je préférais lui adresser mes prières pour ma mère…

— Elles seront certainement plus efficaces, ma chère Ernestine, et puisque vous les avez commencées sous l’invocation de la mère du Sauveur, il faut les continuer… Ainsi nous ferons donc tous les jours nos dévotions à la chapelle de la Vierge, vers neuf heures du matin.

— Je serai prête, mademoiselle.

— Alors, Ernestine, vous m’autorisez à donner des ordres pour que votre voiture et vos gens soient prêts à cette heure.

— Ma voiture ? mes gens ?

— Certainement, — dit la dévote avec emphase, — votre voiture drapée et armoriée ; un des valets de pied nous accompagnera dans l’église, portant derrière nous un sac de velours où seront nos livres de messe ; vous savez bien que c’est l’usage chez toutes les personnes comme il faut.

— Pardon, mademoiselle ; mais à quoi bon tant d’appareil ? je vais seulement à l’église pour prier ; ne pourrions-nous y aller à pied ? Dans cette saison… le temps est si beau…

— Quelle admirable modestie dans l’opulence ! — s’écria la dévote, — quelle simplicité dans la grandeur ? Ah ! Ernestine, vous êtes bénie du Seigneur ! pas une vertu ne vous manque… vous possédez la plus rare de toutes… la sainte… la divine humilité… vous qui êtes cependant la plus riche héritière de France !

Ernestine regardait mademoiselle Héléna avec un nouvel étonnement.

La naïve enfant ne croyait pas avoir fait montre de si merveilleux sentimens en désirant d’aller à la messe à pied, par une belle matinée d’été ; sa surprise redoubla en entendant la dévote continuer en s’exaltant presque jusqu’au ton prophétique :

— La grâce d’en haut vous a touchée, ma chère Ernestine !… Oh !… oui… tout me le dit, le Seigneur vous a bénie jusqu’ici en vous inspirant des sentimens profondément religieux… en vous donnant le goût d’une vie exemplaire passée dans les exercices de la piété, ce qui n’exclut pas les honnêtes distractions que l’on peut trouver dans le monde… Oui, Dieu vous protège, ma chère Ernestine, et bientôt, peut-être, il vous donnera une marque plus visible encore de sa toute-puissante protection.

La faconde de la dévote, ordinairement silencieuse et réservée, fut interrompue par l’arrivée de madame de La Rochaiguë, qui, moins discrète que sa belle-sœur, entra sans se faire annoncer.

La baronne, assez surprise de trouver Ernestine en tête-à-tête avec Héléna, jeta d’abord sur celle-ci un regard de défiance ; mais la dévote reprit aussitôt un masque si béat, si peu intelligent, que les soupçons de la baronne s’effacèrent à l’instant.

L’orpheline se leva, et fit quelques pas devant madame de La Rochaiguë, qui, empressée, souriante, charmante et pimpante, lui dit le plus tendrement du monde, en lui prenant les deux mains :

— Ma chère et toute belle, je viens, si vous le permettez, vous tenir un peu compagnie jusqu’à l’heure du dîner…