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— Encore une fois, c’est parfait, il n’y a qu’une chose qui me contrarie, — dit Mornand.

— Quoi ?

— Dès que j’ai parlé, cet enragé de Montdidier prend à tâche de me réfuter… Ce n’est ni un homme politique ni un homme pratique… mais il est mordant comme un démon ; il a l’audace de dire tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas ; et si, devant mademoiselle de Beaumesnil… il allait…

— Homme de peu de ressources, rassure-toi donc ; dès que tu auras fermé ton robinet, et pendant que tu recevras les nombreuses félicitations de tes compères, nous nous exclamerons : C’est admirable, étonnant, étourdissant ! c’est du Mirabeau, du Fox, du Sheridan, du Canning… Il faut rester là-dessus… ne rien entendre après cela, et nous sortons vite avec l’infante ; en suite de quoi cet enragé de Montdidier pourra venir à la tribune t’immoler, te ridiculiser tant qu’il lui plaira. Du reste, sois certain d’une chose, et je te gardais cela pour le bouquet… Tu te retirerais de la vie politique, tu dirais catégoriquement au bonhomme La Rochaiguë que tu ne peux pas le faire pair de France, que, grâce à une idée lumineuse qui m’est venue, non-seulement le baron pousserait encore de toutes ses forces à ton mariage, mais tu aurais aussi pour toi madame de La Rochaiguë, et sa belle-sœur, tandis que maintenant, tout ce que nous pouvons espérer de plus avantageux c’est qu’elles restent neutres…

— Mais, alors… pourquoi ne pas employer ce moyen… tout de suite ?

— J’ai bien posé quelques jalons… hasardé quelques mots… mais j’ai tout laissé dans le vague…

— Pourquoi cela ?

— Dam… c’est que je ne sais pas… moi, si cela te conviendrait… tu pourrais avoir des scrupules… et pourtant… on a vu les gens les plus honnêtes, les plus considérables… des rois même…

— Des rois ? que je meure si je te comprends, de Ravil, explique-toi donc…

— J’hésite… les hommes placent quelquefois si singulièrement leur amour-propre !…

— Leur amour-propre ?

— Après tout, on n’est pas responsable de cela ; que peut-on contre la nature ?…

— Contre la nature ? mais, en vérité, de Ravil, tu deviens fou ! Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Et dire que tu es assez heureux pour que les apparences soient pour toi… tu es gras… tu as la voix claire et presque pas de barbe…

— Eh bien ! après ?

— Tu ne comprends pas ?

— Non…

— Et il se dit homme politique ?…

— Que diable viens-tu me chanter là, de ma voix claire, de mon peu de barbe et de la politique.

— Mornand… tu me fais douter de ta sagacité ; voyons, que m’as-tu dit avant hier, à propos du projet de mariage de la jeune reine d’Espagne ?

— Avant-hier ?

— Oui, en me confiant un secret d’État surpris en haut lieu.

— Silence…

— Sois donc tranquille, je suis discret comme la tombe… rappelle-toi ce que tu me disais.

— Je te disais que si un jour l’on pouvait marier un prince français à la sœur de la reine d’Espagne, le triomphe de la diplomatie serait de donner pour mari à ladite reine un prince… qui offrît assez… de sécurité ; assez… de garanties… par ses antécédens…

— Il paraît qu’en diplomatie… de famille… ils appellent ça des garanties et des antécédens… Va toujours.

— Un prince, dis-je, qui offrît des garanties telles que la reine ne devant jamais avoir d’enfans… le trône appartiendrait plus tard aux enfans de sa sœur… c’est-à-dire à des princes français. Magnifique combinaison ! — ajouta le futur ministre avec admiration. — Ce serait continuer la politique monarchique du grand roi : question européenne… ! question dynastique !

— Question de haut-de-chausses, — répondit de Ravil en haussant les épaules, mais il n’importe… l’enseignement est bon… profites-en donc.

— Quel enseignement ?

— Réponds-moi. Quels sont les seuls parens qui restent à mademoiselle de Beaumesnil ?

— M. de La Rochaiguë, sa sœur, et, après eux, la fille de M. de La Rochaiguë, qui est mariée en province.

— Parfaitement…De sorte que si mademoiselle de Beaumesnil mourait sans enfans ?…

— Parbleu ! c’est la famille La Rochaiguë qui hériterait d’elle… c’est clair comme le jour. Mais où diable veux-tu en venir ?

— Attends… Maintenant suppose que la famille de La Rochaiguë puisse faire épouser à mademoiselle de Beaumesnil un mari… qui présentât… ces… ces… garanties… ces antécédens rassurans dont tu me parlais tout à l’heure au sujet du choix désirable du mari de la reine d’Espagne… ! Est-ce que les La Rochaiguë n’auraient pas le plus immense intérêt à voir conclure un mariage… qui, devant être sans postérité… leur assurerait un jour la fortune de leur parente ?

— De Ravil… je comprends, — dit M. de Mornand d’un air cogitatif, et frappé de la grandeur de cette conception.

— Voyons… veux-tu que je te pose… aux yeux de La  Rochaiguë, comme un homme (sauf le sang royal) parfaitement digne d’être le mari d’une reine d’Espagne, dont le beau-frère serait un prince français ? Songes-y… c’est rallier à toi la sœur et la femme du baron.

Après un long silence, le comte de Mornand dit à son ami d’un air à la fois diplomatique et majestueux :

— De Ravil… je te donne carte blanche.


XX.


À la fin de cette journée, pendant laquelle Ernestine de Beaumesnil avait été à son insu l’objet de tant de cupides convoitises, de tant de machinations plus ou moins habiles ou perfides, la jeune fille, seule dans l’un des salons de son appartement, attendait l’heure du dîner.

La plus riche héritière de France était loin d’être belle ou jolie : son front trop grand, trop avancé, les pommettes de ses joues trop saillantes, son menton un peu long, donnaient à ses traits beaucoup d’irrégularité ; — mais en ne s’arrêtant pas cette première apparence, on se sentait peu à peu attiré par le charme de la physionomie de la jeune fille ; son front, trop prononcé, mais uni, mais blanc comme l’albâtre, et encadré d’une magnifique chevelure châtain clair, surmontait des yeux bleus d’une bonté infinie, tandis qu’une bouche vermeille, aux dents blanches, au sourire mélancolique et ingénu, semblait demander grâce pour les imperfections du visage.

Ernestine de Beaumesnil, seulement âgée de seize ans, avait grandi très rapidement ; aussi quoique sa taille élevée fût parfaitement svelte, droite et dégagée, la jeune fille, convalescente d’une longue maladie de croissance, se tenait encore parfois légèrement courbée ; attitude qui d’ailleurs rendait plus remarquable encore la gracieuse flexibilité de son cou d’une rare élégance.

En un mot, malgré sa vulgarité surannée, la comparaison d’une fleur penchée sur sa tige… exprimerait à merveille l’ensemble doux et triste de la figure d’Ernestine de Beaumesnil…

Pauvre orpheline abattue par la douleur que lui causait la mort de sa mère.