Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bré de liasses, de rapports imprimés et communiqués aux membres de la chambre des pairs, — eh bien ! as-tu vu M. de La Rochaiguë ?

— Je l’ai vu… tout marche à merveille.

— Tiens, de Ravil, je n’oublierai jamais ta conduite dans cette circonstance… Je le vois, c’est pour toi autant une affaire d’argent qu’une affaire de sincère et bonne amitié… Je t’en sais d’autant plus de gré, que, chez toi… la place du cœur n’est pas grande…

— Elle l’est assez pour toi… C’est tout ce qu’il me faut… Je suis ménager à cet endroit.

— Et la gouvernante ? lui as-tu parlé ?

— Pas encore.

— Pourquoi pas ?

— Parce qu’il fallait être convenu de différentes choses entre nous… je te dirai quoi ; du reste, il n’y a pas de temps perdu, madame Laîné, la gouvernante, agira comme je voudrai… et quand je voudrai… Elle est à moi !…

— Que t’a dit M. de La Rochaiguë ? a-t-il été satisfait des renseignemens qu’il a pris ? mes collègues et amis politiques m’ont-ils bien servi ? crois-tu que…

— Ah ! si tu ne me laisses pas parler…

— C’est que, vois-tu… depuis que la première pensée de ce mariage m’est venue… et j’ai une bonne raison pour ne pas oublier la date de ce jour-là, — ajouta M. de Mornand avec un sourire amer, — ce duel ridicule avec ce maudit bossu me la rappellera toujours, cette date… mais enfin depuis lors, te dis-je, ce mariage est pour moi une idée fixe… C’est qu’aussi, juge un peu, placé comme je le suis, quel levier qu’une telle fortune !… Le pouvoir, les plus grandes ambassades… C’est immense, te dis-je, c’est immense !

— As-tu fini ?

— Oui… oui… je t’écoute.

— C’est heureux. Eh bien ! tous les renseignemens que M. de La Rochaiguë a obtenus sur toi corroborent ce que j’avais avancé : il a l’intime conviction que tôt ou tard tu dois arriver au ministère ou à une grande ambassade, mais que ton heure serait singulièrement avancée, si tu jouissais d’une position de fortune aussi considérable que celle que t’assurerait ton mariage avec mademoiselle de Beaumesnil. On préfère, quand par hasard ça se trouve, des ministres ou des ambassadeurs puissamment riches. On se figure que c’est là une garantie contre toutes sortes de vilenies. Donc, le bonhomme La Rochaiguë est certain que s’il arrange ton mariage avec sa pupille, une fois au pouvoir, tu le feras nommer pair de France ; or, si les pendus ressuscitaient, cet enragé se ferait pendre pour siéger au Luxembourg ; c’est sa manie, son infirmité, sa lèpre… ça le dévore, et tu penses bien que je l’ai gratté à vif là où il lui démangeait.

— Mon mariage fait… sa pairie est assurée, il est président d’un conseil-général depuis longues années… J’emporterai la nomination de haute lutte…

— Il n’en doute pas, et comme il est de mœurs antiques, il s’en rapporte à ta promesse, et promet d’agir immédiatement dans tes intérêts auprès de sa pupille…

— Bravo… et mademoiselle de Beaumesnil, qu’en dit-il ? il doit avoir bon espoir ?… si jeune… si isolée… elle ne peut pas avoir de volonté… on en fera ce qu’on voudra ?

— Il ne la connaît que depuis hier… mais, grâce à quelques mots assez adroitement jetés… il a cru deviner que cette petite personne a de grandes dispositions à être ambitieuse, vaniteuse à l’excès, et que la tête lui tournerait infailliblement à la pensée d’épouser un ministre ou un ambassadeur futur, afin d’avoir ainsi à la cour le pas sur une foule de femmes… d’une condition plus subalterne.

— C’est providentiel, — s’écria M. de Mornand, ne se possédant pas de joie, — et quand la verrai-je ?

— À ce sujet… j’ai une idée… je n’ai pas voulu en faire part à La Rochaiguë avant de t’en parler.

— Voyons l’idée, — dit M. de Mornand, en se frottant joyeusement les mains.

— Il est d’abord entendu que tu n’es pas beau… que tu es gros… que tu as du ventre… que tu as l’air horriblement commun… crois à ma sincérité, c’est un ami qui te parle.

— À la bonne heure ! répondit de Mornand, en cachant le désagrément que lui causait la trop amicale franchise de de Ravil, — entre amis, on doit oser tout se dire et savoir tout entendre.

— La maxime est bonne… J’ajouterai donc que tu n’es ni séduisant, ni spirituel, ni aimable ; mais, heureusement, tu as mieux que cela… tu as… à ce qu’il paraît… un grand tact politique ; tu as fait une étude approfondie de tous les moyens à employer pour corrompre les consciences ; tu es né corrupteur comme on naît chanteur, et, de plus, tu jouis d’une éloquence à jet continu, capable d’éteindre, de noyer la fougue des plus chaleureux orateurs… de l’opposition ; tu es appelé à devenir le clysopompe… que dis-je ? la pompe à incendie du cabinet qui t’appellera dans son sein ; de sorte que si, dans un salon, tu es lourd, empêtré, mal tourné, comme tous les gros hommes, une fois à la tribune, tu es imposant, ronflant, triomphant, la balustrade cache ton ventre ; sous ton habit brodé, ton buste tourne au majestueux, tu peux même prétendre à une belle tête.

— À quoi bon tout cela ? — répondit de Mornand avec impatience, — tu sais bien que nous autres hommes politiques, nous autres hommes sérieux, nous ne tenons pas le moins du monde à être des freluquets, des beaux.

— Ce que tu dis-là est bête… comme tout, et il ne fallait pas m’interrompre… Je poursuis : Bien des choses dépendant d’une première impression, il faut donc tout de suite apparaître aux yeux de mademoiselle de Beaumesnil sous ton plus brillant côté… afin de la fasciner… de la magnétiser. Comprends-tu cela ?

— C’est juste… mais comment ?…

— Tu dois parler dans trois jours à la chambre ?

— Oui, sur la pêche de la morue… un discours très étudié.

— Eh bien ! il faut que tu sois triomphant… poétique… attendrissant… pastoral… dans la pêche de la morue, et c’est facile, en se tenant toujours à côté de la question. Tu peux parler des pêcheurs, de leur intéressante petite famille, des tempêtes sur la grève, de la lune sur la dune, du commerce européen, de la marine, et autres balivernes.

— Mais je n’ai envisagé la question que sous le point de vue économique.

— Il ne s’agit pas d’économie, — s’écria de Ravil en interrompant son ami, — il faut au contraire prodiguer les trésors de ton éloquence pour éblouir la petite Beaumesnil… à l’endroit de la pêche de la morue.

— Ah çà ! tu es fou ?

— Écoute-moi donc, gros innocent. Le bonhomme La Rochaiguë aura le mot, la gouvernante aussi ; de sorte que, demain et après-demain, la petite fille entendra dire autour d’elle, sur tous les tons : « C’est jeudi que doit parler à la chambre des pairs le fameux, l’éloquent monsieur de Mornand, le futur ministre ; tout Paris sera là, on s’arrache les billets de tribune… car, lorsque M. de Mornand parle… c’est un événement. »

— Je comprends… de Ravil, tu as le génie de l’amitié… — s’écria M. de Mornand.

— La Rochaiguë trouve naturellement le moyen d’amener mademoiselle de Beaumesnil à vouloir assister à cette fameuse séance, par curiosité ; moi je les ai devancés ; il est convenu que La Rochaiguë amusera l’infante aux bagatelles de la porte, qu’au moment où, montant à la tribune, tu auras ouvert le robinet… de ton éloquence… alors… je sors, je cours avertir le tuteur, qui entre avec sa pupille au plus beau moment de ton triomphe…

— C’est parfait !

— Et si parmi tes compères, tu peux, à charge de revanche, recruter une claque bien nourrie et lardée de : Ah ! très bien… c’est évident ! bravo ! admirable ! etc., etc., la chose est enlevée.