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— Je vous demande un et demi pour cent de la dot, — reprit audacieusement le cynique. Et comme Gerald ne put dissimuler le dégoût que lui causaient ces paroles, de Ravil reprit froidement :

— Je crois vous avoir prévenu qu’il s’agissait d’une affaire !

— C’est juste…, monsieur.

— À quoi bon les phrases ?…

— À rien du tout ; je vous dirai donc sans phrases, — reprit Gerald en se contenant, — que cet escompte de un et demi pour cent sur la dot me paraît assez raisonnable.

— N’est-ce pas ?

— Certainement… mais encore faudrait-il savoir avec qui vous voulez me marier, monsieur, et comment vous parviendrez à me marier ?

— Monsieur le duc, vous aimez beaucoup la chasse ?

— Oui, monsieur.

— Vous la savez à merveille ?

— Parfaitement.

— Eh bien ! quand votre Pointer ou votre Setter vous ont fait un arrêt ferme et sûr… ils ont accompli leur devoir, n’est-ce pas ? le reste dépend de la précision de votre coup d’œil et de la prestesse de votre tirer ?

— Si vous entendez par là, monsieur, qu’une fois que vous m’aurez dit : telle riche héritière est à marier… votre un et demi pour cent vous sera acquis… je…

— Permettez, monsieur le duc… je suis trop galant homme en affaires pour venir vous faire une semblable proposition : en un mot, je me fais fort de vous mettre dans une position excellente, sûre, inaccessible à tout autre… et vos avantages naturels, votre grand nom feront le reste…

— Et cette position ?

— Vous sentez bien, monsieur le duc, que je ne suis pas assez jeune… pour vous dire mon secret avant que vous m’ayez donné votre parole de galant homme de…

— Monsieur de Ravil, — reprit Gerald en interrompant ce misérable qu’il avait grande envie de jeter à la porte, — la plaisanterie a suffisamment duré…

— Quelle plaisanterie, monsieur le duc ?

— Vous comprenez bien, monsieur, que je ne peux pas répondre sérieusement à une proposition pareille… Me marier sous vos auspices… ce serait par trop plaisant.

— Vous refusez ?

— J’ai cette… ingénuité.

— Réfléchissez… monsieur le duc… Rappelez-vous ce mot de Talleyrand…

— Vous citez beaucoup M. de Talleyrand ?

— C’est mon maître… monsieur le duc.

— Et vous lui faites honneur… Mais voyons ce mot du grand diplomate.

— Le voici, monsieur le duc : Il faut toujours se défier de son premier mouvement… parce que c’est ordinairement le bon… Le mot est profond… faites-en votre profit.

— Pardieu ! monsieur, vous ne savez pas combien ce que vous dites là est vrai et rempli d’à-propos… à votre endroit.

— Vraiment ?

— J’ai devancé votre conseil ; car si j’avais cédé au premier mouvement que m’a inspiré votre honnête proposition… (et ce mouvement était excellent…) je… vous aurais…

— Qu’auriez-vous fait, monsieur le duc ?

— Vous êtes trop pénétrant pour ne pas le deviner, mon cher monsieur… et je suis trop poli… pour vous dire cela chez moi…

— Pardon, monsieur le duc, mais je suis pressé, et n’ai point le loisir de m’amuser aux charades… vous refusez mes offres ?

— Oui.

— Un mot encore, monsieur le duc… Je dois vous prévenir que ce soir… il serait trop tard… dans le cas où vous vous raviseriez… car j’ai quelqu’un à mettre à votre place… j’avais même d’abord songé à ce quelqu’un là ; mais, après mûre réflexion, j’ai senti que vous réunissiez plus de chances de réussite que l’autre… Or, ce qu’il me faut à moi, c’est que l’affaire se fasse et que j’aie mon un et demi de commission sur la dot… mais si vous refusez, je reviens à ma première combinaison…

— Vous êtes du moins homme de précaution, mon cher monsieur… et je n’aurai pas le chagrin de voir manquer par mon refus… (car je continue de refuser) le gain loyal que vous poursuivez par des moyens si honorables… Seulement ne craignez-vous pas que j’aie l’indiscrétion d’ébruiter un peu votre curieuse industrie ?

— J’en serais ravi, monsieur le duc… cette révélation me servirait de réclame et m’attirerait des cliens. Au revoir donc… monsieur le duc, je n’en serai pas moins, dans une autre occasion… tout à votre service…

Et après avoir profondément salué Gerald, de Ravil sortit aussi impassible qu’il était entré, et se rendit dans la rue de la Madeleine, où demeurait son ami de Mornand.

— Ce ducaillon a sans doute soupçonné qu’il s’agissait de mademoiselle de Beaumesnil, ce qui m’est fort égal, — se dit le cynique, — et il espère me voler en gagnant par lui-même la prime que je lui demandais sur la dot… C’est ignoble !… mais rien n’est désespéré… on ne me prend pas sans vert, moi… Pourtant, c’est dommage, ce garçon est duc, il est beau, assez spirituel… j’avais des chances ; allons, il me faut en revenir à ce pataud de Mornand… J’ai bien fait de ne rien dire à ce vieux crétin de La Rochaiguë de mes visées sur le duc de Senneterre ; il eût toujours été temps, si ce bel oison avait répondu à cette pipée, de détruire tout ce que j’ai échafaudé en faveur de Mornand, depuis six semaines, et de donner pour mot d’ordre à cette vieille rouée de Laîné, la gouvernante, Senneterre au lieu de Mornand ; car, ce que je voudrai, la gouvernante le fera… elle est à moi… et elle peut m’être d’un secours immense… son intérêt me répond de son dévouement et de sa discrétion. Heureusement encore j’ai trouvé l’endroit sensible du bonhomme La Rochaiguë… et sauf l’incident de ce rodomont de Senneterre, je n’ai qu’à tout raconter sincèrement (sincèrement… c’est drôle) à ce gros Mornand, qui doit m’attendre en hennissant d’impatience, afin de savoir le résultat de mon entretien avec le baron de La Rochaiguë.

En se livrant ainsi au courant de ses réflexions, M. de Ravil était arrivé dans la rue des Champs-Elysées où, pour la première fois, il avait rencontré Herminie, lorsque la jeune fille se rendait chez la comtesse de Beaumesnil.

« — C’est ici, — se dit de Ravil, — que j’ai vu cette jolie fille… cette bégueule… le jour du duel de Mornand avec le bossu ; elle a passé la nuit à l’hôtel Beaumesnil, et, le lendemain, j’ai su par les gens de l’hôtel qu’elle était maîtresse de musique, s’appelait Herminie et demeurait rue de Monceau, du côté des Batignolles… En vain, j’ai rôdé par là… je n’ai pu la revoir… Je ne sais pourquoi diable cette charmante blonde me tient tant au cœur… Ah ! si j’avais ma commission sur la dot de cette petite Beaumesnil, je me passerais la fantaisie de cette musicienne ; car, avec son air de duchesse, accompagné d’un parapluie et d’une mauvaise robe noire… elle ne résistera pas, j’en suis sûr, à l’offre d’un bon petit établissement très peu légitime… Elle doit crever de faim avec ses leçons… Allons, allons, chauffons le gros Mornand… il est bête, mais persévérant… d’une ambition féroce… Le bonhomme La Rochaiguë est très bien disposé… ayons bon espoir. »

Et de Ravil entra chez son ami intime.


XIX.


— Eh bien ! — dit M. de Mornand à de Ravil, dès qu’il le vit entrer dans son modeste cabinet de travail, encom-