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le servira. Le drôle est très madré, c’est un roué de sacristie, et ce sont les pires… Ah ! tu ne sais pas à qui tu as affaire, ma pauvre chère mère…

— En vérité, Gerald, vous prenez cela avec un calme… avec une abnégation… héroïques ! — dit amèrement la duchesse.

— Ma foi non ! je te le jure ; cela m’indigne me révolte… Un Macreuse ! ! avoir ces prétentions, et pouvoir peut-être les réaliser ! un homme qui, depuis le collège, m’a toujours inspiré autant de dégoût que d’aversion ! Et cette pauvre mademoiselle de Beaumesnil, que je ne connais pas… mais qui devient intéressante à mes yeux du moment où elle est exposée à devenir la femme de ce misérable… Ah ! pardieu ! j’aurais bien envie… quand cela ne serait que pour renverser les projets du Macreuse, et sauver ainsi de ses griffes cette pauvre petite de Beaumesnil !…

— Ah ! Gerald ! mon enfant !… — s’écria la duchesse interrompant son fils, — ton mariage me rendrait la plus heureuse des mères !

— Oui… mais ma liberté, ma chère liberté ?

— Gerald, songes-y donc !… Avec un des plus beaux noms de France… devenir le plus riche… le plus grand propriétaire de France !

— Et ma belle et bonne vie de jeune homme !

— Mais une fortune immense ! et la puissance qu’elle donne lorsqu’elle est jointe à une position comme la tienne, mon bon Gerald !

— Oui… c’est vrai… — répondit Gerald en réfléchissant ; — mais me condamner à l’ennui… à la gêne… et aux bas de soie le soir… à perpétuité… et ces bonnes filles qui m’aiment tant ! et toutes à la fois, car ayant le bonheur de n’être pas riche et d’être jeune… je suis bien forcé de croire leur amour désintéressé.

— Mais, mon ami, — dit la duchesse entraînée malgré elle par l’ambitieux désir de voir son fils contracter cet opulent mariage, — tu t’exagères par trop aussi la rigueur de tes devoirs : parce que l’on se marie… ce n’est pas une raison pour…

— Allons bon ! — reprit Gerald en riant, — c’est toi qui maintenant vas me prêcher la facilité des mœurs dans le mariage…

— Mon ami, — reprit madame de Senneterre assez embarrassée, — tu te méprends sur ma pensée… ce n’est pas cela… que je voulais dire…

— Tiens, chère mère… parle-moi de Macreuse, ça vaut mieux…

— Si je t’en parle, Gerald, ce n’est pas seulement pour te donner l’envie de supplanter cet abominable homme, car il y a aussi là une question pour ainsi dire d’humanité… de pitié !

— D’humanité ! de pitié !

— Certainement, cette pauvre petite mademoiselle de Beaumesnil mourrait de chagrin, avec un pareil monstre… et la lui enlever ! ! ce serait une généreuse, une excellente action que tu ferais là… Gerald… Ce serait admirable ! !

— Allons, chère mère ! — reprit Gerald en riant, — tu vas dire tout-à-l’heure que j’aurai mérité le prix Montyon… si je fais ce mariage.

— Oui, si le prix Montyon se donnait au fils qui a rendu sa mère la plus heureuse des femmes, répondit madame de Senneterre en attachant sur son fils ses yeux remplis de larmes.

Gerald aimait tendrement sa mère. Quoique celle-ci eût un caractère impérieux, hautain et rempli de contradictions, l’émotion qu’elle ressentait gagna le jeune duc, et il reprit en souriant :

— Oh ! que c’est dangereux, une mère !… c’est pourtant capable de vous faire épouser malgré vous une héritière de trois millions de rentes… surtout lorsqu’il s’agit d’enlever la pauvre millionnaire à un scélérat de Macreuse ! Le fait est que, plus j’y pense… plus je me sens ravi de la pensée de jouer ce tour à cet homme et à l’hypocrite sequelle dont il est le Benjamin. Quel soufflet… pour lui !… adorable soufflet… qui retomberait à la fois sur mille faces béates !… Seulement, il n’y a qu’une petite difficulté, ma mère… et j’y songe un peu tard.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne sais pas, moi… si je plairai à mademoiselle de Beaumesnil.

— Vous n’aurez qu’à le vouloir, mon cher Gerald, et vous lui plairez.

— Vraie réponse de mère…

— Je vous connais bien, peut-être.

— Toi ? — dit Gerald en embrassant sa mère, — tu ne peux pas avoir d’opinion là-dessus : ta tendresse t’aveugle… je te récuse.

— Laissez-moi faire, Gerald ; suivez mes conseils, et vous verrez qu’ils mèneront toute cette affaire à bien…

— Sais-tu que l’on te prendrait pour une fameuse intrigante, si l’on ne te connaissait pas ! — dit gaîment Gerald ; — mais, une fois que les mères veulent quelque chose… dans l’intérêt de leur fils… elles deviennent des lionnes, des tigresses… Eh bien ! voyons, quel est ton avis ? je m’abandonne à toi les yeux fermés.

— Bon Gerald, — dit la duchesse ravie en attachant sur son fils des yeux humides de larmes, — tu ne peux t’imaginer combien tu me rends heureuse en me parlant ainsi… Oh ! maintenant, nous réussirons… je n’en doute plus… Cet affreux Macreuse en mourra de dépit,

— C’est ça… chère mère… bravo !… Je lui donnerai… la jaunisse au lieu d’un coup d’épée qu’il aurait refusé.

— Gerald, je t’en conjure, parlons un peu raison.

— Je t’écoute…

— Puisque tu es décidé, il est urgent que tu voies au plus tôt mademoiselle de Beaumesnil.

Bien

— Cette première entrevue est, comme tu le penses, de la dernière importance.

— Vraiment ?

— Mais sans doute… aussi nous avons ce matin longuement causé à ce sujet avec mesdames de Mirecourt et de La Rochaiguë. D’après la connaissance que celle-ci croit déjà avoir du caractère de mademoiselle de Beaumesnil, voilà ce que nous croyons de plus convenable ;… tu en jugeras, Gerald.

— Voyons… chère mère.

— Nous avons d’abord malheureusement reconnu l’impossibilité de te poser en homme grave et rangé…

— Et vous avez bien fait, — répondit Gerald en souriant, — je vous aurais trop vite démenties.

— Nous nous attendons à toutes les médisances que semble justifier, mon pauvre Gerald, la légèreté de ta conduite… mais enfin, cela étant, il faut tâcher de faire tourner à ton avantage ce qui pourrait être invoqué contre toi.

— Il n’y a que les mères pour posséder une pareille diplomatie…

— Heureusement mademoiselle de Beaumesnil, d’après ce que dit madame de la Rochaiguë, qui l’a fait causer hier soir… (et l’on voit bientôt le fond du cœur d’une enfant de quinze ans) ; heureusement, dis-je, Ernestine de Beaumesnil semble aimer le grand luxe, les plaisirs, l’élégance ; nous avons donc pensé que tu devais, pour la première fois, apparaître à mademoiselle de Beaumesnil dans une occasion qui te montre comme un des hommes les plus élégans de Paris.

— Si tu as le talent de trouver cette occasion-là, j’y consens…

— C’est après-demain, n’est-ce pas, Gerald, le jour de la Course au bois de Boulogne, dans laquelle tu dois courir ?

— Oui, j’ai promis à ce niais de Courville, qui a d’excellens chevaux dont il a peur, de monter pour lui, dans une course de haies, son cheval Young-Emperor.

— À merveille ! Madame de La Rochaiguë conduira mademoiselle de Beaumesnil à cette course ; ces dames me prendront ici, et, une fois arrivées au bois de Boulogne, tu viendras tout naturellement nous saluer avant la course.