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mandant Bernard, et devint peu à peu une véritable servante-maîtresse.

Certes, en voyant avec quelle patience angélique il supportait la tyrannie de sa ménagère, on eût plutôt pris le vieux marin pour quelque pacifique rentier que pour l’un des plus braves soldats de l’Empire.

Le commandant Bernard aimait passionnément le jardinage ; il donnait surtout ses soins à une petite tonnelle treillagée de ses mains et couverte de clématites, de houblon et de chèvrefeuille ; c’est là qu’il se plaisait à s’asseoir, après son dîner frugal, pour fumer sa pipe en rêvant à ses campagnes et à ses anciens frères d’armes. Cette tonnelle marquait la limite des possessions territoriales du commandant, car, bien que fort petit, le jardin était divisé en deux portions :

L’une, abandonnée aux soins de madame Barbançon, élevait ses prétentions jusqu’à l’utilité ;

L’autre partie, dont le vétéran avait seul la direction, était réservée à l’agrément.

L’exacte délimitation de ces deux carrés de terre avait été et était encore la cause d’une lutte, sourde mais acharnée, entre le commandant et sa ménagère.

Jamais deux États limitrophes, jaloux d’étendre leurs frontières aux dépens l’un de l’autre, ne déployèrent plus de ruses, plus d’habileté, plus de persévérance pour dissimuler, pour déjouer ou pour assurer leurs mutuelles tentatives d’envahissement.

Il faut d’ailleurs rendre cette justice au commandant, qu’il combattait pour la justice. Il ne voulait rien conquérir, mais il tenait à conserver rigoureusement l’intégrité de son territoire, que l’aventureuse et insatiable ménagère violait souvent, sous prétexte de persil, pimprenelle, ciboule, thym, estragon, mauve, camomille, etc., etc., dont elle voulait à tout prix étendre la culture aux dépens des rosiers, des tulipes et des pivoines de son maître.

Une autre cause de discussion souvent plaisante, entre le commandant et madame Barbançon, était la haine implacable que celle-ci avait vouée à Napoléon, à qui elle ne pouvait pardonner la mort d’un vélite de la jeune garde, qu’elle avait passionnément aimé dans sa jeunesse.

De là une rancune implacable contre l’Empereur, qu’elle traitait cavalièrement d’ambitieux despote, d’ogre de Corse, et auquel elle accordait à peine quelque supériorité militaire ; ce qui portait à son comble l’hilarité du vétéran.

Néanmoins, malgré ces graves dissentimens politiques et la permanente et brûlante question des limites des deux jardinets, madame Barbançon, dévouée à son maître, l’entourait d’attentions, de prévenances ; et, de son côté, le vétéran se serait difficilement passé des soins de sa ménagère.

Le printemps de 1844 touchait à sa fin, la verdure du mois de mai brillait de toute sa fraîcheur ; trois heures de l’après-dînée venaient de sonner ; quoique la journée fût chaude et le soleil ardent, une bonne odeur d’herbe mouillée, se joignant à la senteur de quelques petits massifs de lilas et de seringats en fleur, attestait les soins providentiels du commandant pour son jardinet.

Grâce à ses arrosoirs fréquemment et laborieusement remplis à un grand cuvier enfoncé à fleur de terre et qui s’arrogeait des prétentions de bassin, le vétéran venait d’épancher sur la terre altérée une pluie rafraîchissante ; il n’avait pas même, dans sa généreuse impartialité, exclu des bienfaits de sa rosée artificielle les plates-bandes culinaires et pharmaceutiques de sa ménagère.

Le vétéran, en costume de jardinier, veste ronde de coutil gris, large chapeau de paille, se reposait de la peine qu’il venait de prendre : assis sous la tonnelle qui déjà se garnissait des pousses vigoureuses du houblon et de la clématite, il essuyait la chaleur qui coulait de son front chauve ; ses traits hâlés avaient une rare expression de franchise et de bonté, empreints cependant d’un certain caractère martial, grâce à son épaisse moustache, aussi blanche que ses cheveux coupés en brosse.

Après avoir remis dans sa poche son petit mouchoir à carreaux bleus, le vétéran prit, sur une table placée sous la tonnelle, sa pipe de Kummer, la chargea, l’alluma, et, bien établi dans un vieux fauteuil tressé de jonc, il se mit a fumer en jouissant de la beauté du jour.

L’on n’entendait d’autre bruit que le sifflement de quelques merles, et, de temps à autre, un fredon de madame Barbançon, occupée à récolter une petite provision de persil et de pimprenelle pour la salade du souper.

Si le vétéran n’eût pas été doué par la nature de nerfs d’acier, la douce quiétude de son far niente eût été péniblement troublée par l’incessant refrain de sa ménagère ; celle-ci avait voué par un lointain ressouvenir de jeunesse (qui se rapportait au vélite tant regretté), une affection exclusive à une naïve romance des temps passés, intitulée : Pauvre Jacques.

Malheureusement, la ménagère travestissait de la façon la plus saugrenue les simples paroles de cet air d’une mélancolie charmante.

Ainsi, madame Barbançon chantonnait intrépidement les deux derniers vers de cette romance, de la façon que voici :


Mais à présent que je suis loin de toi,
Je MANGE de tout sur la terre*.


Ce qu’il y avait surtout d’horripilant dans ce cantilène, invariablement répété d’une voix aussi fausse que nasillarde, c’était l’expression plaintive, désolée, avec laquelle madame Barbançon, secouant mélancoliquement la tête, accentuait ce dernier vers :


Je MANGE de tout sur la terre.


Depuis tantôt dix ans, le commandant Bernard subissait héroïquement ce refrain. Jamais le digne marin n’avait pris garde au sens grotesque que madame Barbançon donnait au dernier vers de la romance :

Par hasard, ce jour-là, le vétéran s’arrêta au sens de ces paroles, et il lui sembla que manger de tout sur la terre n’était pas une conséquence rigoureuse des regrets de l’absence ; aussi, après avoir une seconde fois prêté une oreille impartiale et attentive au refrain de sa ménagère, il s’écria en posant sa pipe sur la table :

— Ah ça ! quelle diable de farce nous chantez-vous là, madame Barbançon ?

Madame Barbançon se redressa et reprit aigrement :

— Je chante une charmante romance… intitulée Pauvre Jacques… Monsieur, chacun son goût… Libre à vous de la trouver farce… Ça n’est pourtant pas d’hier que vous m’entendez la chanter.

— Oh ! non, certes, ce n’est pas d’hier ! — reprit le commandant avec un soupir d’innocente récrimination.

— Je l’ai apprise, cette jolie romance, — dit la ménagère en poussant un profond soupir, — dans un temps… dans un temps… enfin suffit, — ajouta-t-elle en refoulant au plus profond de son cœur ses regrets toujours vivans pour le vélite. — Cette romance… je la chantais aussi à cette jeune dame masquée qui est venue pour accoucher secrètement, et qui…

— J’aime mieux la romance, — s’écria le vétéran menacé de cette éternelle redite, et interrompant madame Barbançon, — oui, je préfère la romance à l’histoire… c’est moins long ; mais que le diable m’emporte ! si je comprends davantage ce que cela signifie !…

Mais à présent que je suis loin de toi… je mange de tout sur la terre.

— Eh bien ! monsieur… vous ne comprenez pas ?

— Non !

— C’est pourtant bien simple… mais les militaires ont le cœur si dur.


  • Au lieu de :
Je manque de tout sur la terre.