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de faible pour les rosières… Mais j’ai le plus glorieux choix d’amis qui puisse rendre fier un galant homme… tiens : j’en ai un entre autres, le plus cher de tous, un ancien soldat de mon régiment… Si tu le connaissais, celui-là… chère mère, tu aurais meilleure opinion de moi, — ajouta Gerald en souriant, — car tu sais qu’on juge aussi des hommes par leurs amitiés…

— Il n’y a au monde que vous, Gerald, pour aller choisir vos amis intimes parmi les soldats… — dit la duchesse en haussant les épaules.

— Je le crois pardieu bien ! chère mère… il n’est pas donné à tout le monde… d’aller choisir ses amis sur le champ de bataille.

— D’ailleurs, je ne vous parle pas de vos relations d’hommes, mon fils, je vous reproche de vous commettre avec d’indignes créatures.

— Elles sont si amusantes !…

— Mon fils…

— Pardon… bonne mère, — dit Gerald en embrassant la duchesse malgré elle ; — voyons, j’ai tort… Oui… là… j’ai tort… d’avoir avec toi cette franchise de caserne ; mais pourtant… — ajouta-t-il, souriant et hésitant, — je ne voudrais certes pas te scandaliser encore… Et cependant… que veux-tu que je te dise, chère mère… on a vingt-quatre ans… c’est pour s’en servir… Je n’ai pas le goût des vestales… soit ; … mais aimerais-tu mieux me voir porter le trouble et la désolation dans toutes sortes d’honnêtes ménages ?… — ajouta Gerald d’un ton comi-tragique, — et puis, vois-tu, j’ai essayé, j’ai même réussi… Eh bien ! franchement… (par vertu) j’aime mieux les lorettes… D’abord ça n’outrage pas la sainteté du mariage… et puis c’est plus drôle…

— Eh ! mon Dieu ! monsieur, je n’ai pas à me prononcer sur le choix de vos maîtresses, — reprit impatiemment la duchesse, — mais il est de mon devoir de blâmer sévèrement l’inconcevable légèreté de votre conduite… Vous ne savez pas le tort que cela vous fait…

— Quel tort ?

— Croyez-vous, par exemple, que s’il s’agissait d’un mariage…

— Comment, d’un mariage ? — s’écria Gerald, — mais je ne me marie pas, moi ! diable !

— Vous me ferez, je l’espère, la grâce de m’écouter…

— Je t’écoute…

— Vous connaissez madame de Mirecourt ?

— Oui… heureusement elle est mariée celle-là… et tu ne me la proposeras pas : c’est bien la plus abominable intrigante !…

— C’est possible… mais elle est intimement liée avec madame de La Rochaiguë, qui est aussi de mes amies.

— Depuis peu, donc ? car je t’en ai souvent entendu dire un mal affreux ; que c’était la bassesse même, que c’était…

— Il ne s’agit pas de tout cela, — dit la duchesse, en interrompant son fils, — madame de La Rochaiguë a pour pupille mademoiselle de Beaumesnil, la plus riche héritière de France

— Qui est en Italie ?

— Qui est à Paris…

— Elle est de retour ?

— D’hier soir… et ce matin, à dix heures, j’ai eu, chez madame de Mirecourt, une longue et dernière conférence avec madame de La Rochaiguë, car, depuis près d’un mois, je m’occupais de cette affaire dont je n’ai pas voulu vous dire un mot, sachant votre légèreté habituelle ; heureusement, tout a été jusqu’ici tenu si secret entre madame de La Rochaiguë, madame de Mirecourt et moi… que nous avons le meilleur espoir.

— De l’espoir… pourquoi ? — dit Gerald, abasourdi.

— Mais pour la réussite de votre mariage avec mademoiselle de Beaumesnil…

— Comment ? mon mariage !… — s’écria Gerald, en bondissant sur sa chaise.

— Oui, votre mariage… avec la plus riche héritière de France, — reprit madame de Senneterre ; puis elle ajouta sans cacher son inquiétude :

— Hélas ! toutes les chances seraient pour nous sans votre malheureuse conduite… car les prétendans, les rivaux vont surgir de tous côtés… Ce sera une concurrence acharnée, sans merci ni pitié… et Dieu sait combien, sans vous calomnier… on pourra vous desservir. Ah ! si avec votre nom, votre esprit, votre figure, vous étiez cité comme un modèle de conduite et de régularité… comme cet excellent M. de Macreuse par exemple !

— Ah çà ! ma mère… c’est sérieusement que vous pensez à ce mariage, — dit enfin Gerald, qui avait écouté sa mère avec une stupeur toujours croissante.

— Si c’est sérieusement que j’y pense ? vous me le demandez !

— Ma chère mère, je vous sais un gré infini de vos bonnes intentions ; mais, je vous le répète, je ne veux pas me marier…

Madame de Senneterre crut avoir mal entendu, se renversa brusquement dans son fauteuil, joignit les mains et s’écria d’une voix altérée :

— Comment… vous dites… que ?…

— Je dis, ma chère mère, que je ne veux pas me marier…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! c’est de la démence ! — s’écria madame de Senneterre. — Il refuse la plus riche héritière de France.

— Écoute, ma mère, — reprit Gerald avec une gravité douce et tendre, — je suis honnête homme, et, comme tel, je t’avoue que j’aime le plaisir à la folie… je l’aime autant et plus qu’à vingt ans… je serais donc un détestable mari, même pour la plus riche héritière de France.

— Une fortune inouïe ! — répéta madame de Senneterre comme hébétée par le refus de son fils ; — plus de trois millions de rentes… en biens fonds ! ! !

— J’aime mieux le plaisir et la liberté.

— Ce que vous dites là est stupide, est indigne, — s’écria madame de Senneterre hors d’elle-même ; — mais vous êtes donc insensé ! ! !

— Que veux-tu, chère mère, — répondit Gerald en souriant, — j’aime tout naïvement les gais soupers, les joyeuses maîtresses et l’indépendance… de la vie de garçon !… Vive Dieu !… j’ai encore devant moi six belles années fleuries, que je ne donnerais pas pour tous les millions de la terre ; et, de plus, — ajouta Gerald d’un ton noble et ferme, — jamais je n’aurai l’ignoble courage de rendre aussi malheureuse que ridicule une pauvre fille que j’aurai prise pour son argent… Et d’ailleurs, ma mère, tu sais bien que je n’ai pas voulu acheter un homme pour l’envoyer se faire tuer à ma place ; tu trouveras donc tout simple que je ne me vende pas aux millions d’une femme…

— Mais, mon fils !

— Ma chère mère, c’est comme çà… Ton M. de Macreuse (et, par intérêt pour lui, ne me le propose plus pour modèle, car je finirais par lui casser une infinité de cannes sur le dos), ton M. de Macreuse, qui est très dévot, n’aurait pas les mêmes scrupules que moi… qui suis un vrai païen… c’est probable… Mais, tel je suis, tel tu me garderas, et tel je t’aimerai plus tendrement que jamais, chère mère, — ajouta Gerald en baisant avec respect la main de la duchesse, qui le repoussa.

Il est des incidens singuliers.

À peine Gerald venait-il de prononcer le nom du protégé de sa mère et de l’abbé Ledoux, que le valet de chambre de la duchesse entra, après avoir frappé, et lui dit :

— M. de Macreuse désirerait parler à madame la duchesse ; c’est pour une affaire très importante et très pressée.

— Vous avez donc dit que j’étais chez moi ? — demanda madame de Senneterre.

— Madame la duchesse ne m’ayant pas donné d’ordre contraire…

— C’est bien… priez M. de Macreuse d’attendre un instant, — dit madame de Senneterre au valet, qui sortit.

S’adressant à son fils, elle lui dit, non plus avec sévérité mais avec une douloureuse émotion :