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Puis le prêtre poursuivit :

— Allez, allez, mon cher Célestin… tandis que ces envieux et impudents petits grands seigneurs ruineront leur bourse et leur santé dans de sales orgies, dans de stupides et bruyans plaisirs, vous, mon cher enfant, venu on ne sait d’où… patroné, poussé, élevé par on ne sait qui… vous aurez, dans l’ombre, fait silencieusement votre chemin, et bientôt le monde restera stupéfié de votre inconcevable… et presque effrayante fortune…

— Ah ! croyez… monsieur l’abbé… que ma reconnaissance…

L’abbé interrompit M. de Macreuse en lui disant avec un singulier sourire :

— Ne vous obstinez donc pas à parler de votre reconnaissance… on ne peut pas être ingrat avec nous… Vous pensez bien que nous ne sommes pas des enfans… nous prenons nos sûretés…

Et, répondant à un mouvement de M. de Macreuse, l’abbé ajouta :

— Et quelles sont ces sûretés ?… c’est le cœur et l’esprit de ceux à qui nous nous dévouons…

Puis, toujours paterne, l’abbé pinça dé nouveau l’oreille du jeune homme de bien et reprit :

— Maintenant, autre chose non moins importante. Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. Sans doute, mademoiselle Héléna… ne tarira pas sur vous auprès de la petite de Beaumesnil, dès que celle-ci vous aura remarqué. Mademoiselle de La Rochaiguë vantera sans cesse vos vertus, votre piété, la douceur angélique de votre figure, la gracieuse modestie de votre maintien… elle fera tout enfin pour monter, pour exalter au plus haut degré la tête de cette enfant à votre endroit ; mais il serait d’un effet excellent, décisif peut-être, que ces louanges vous concernant trouvassent de l’écho ailleurs, et fussent répétés par des personnes d’une position telle, que leurs paroles eussent une grande autorité sur l’esprit de la petite de Beaumesnil, qui s’enorgueillirait beaucoup de vous voir unanimement loué.

— Cela est vrai, monsieur l’abbé, ce serait un coup de partie…

— Eh bien ! voyons, Célestin… parmi vos amies, vos prôneuses, vos fanatiques, quelle est la femme qui, selon vous, pourrait être priée de se charger de cette mission délicate… madame de Franville ?

— Elle est trop sotte… — dit Célestin.

— Madame de Bonrepos ? — poursuivit l’abbé.

— Elle est trop indiscrète et trop décriée.

— Madame Lefébure ?

— Elle est trop bourgeoise…

Et Célestin reprit, après un assez long silence :

— Il n’y a qu’une femme sur la discrétion et sur l’amitié de qui je puisse assez compter pour lui faire une pareille demande, c’est madame la duchesse de Senneterre…

— Ce serait parfait… car la duchesse a une extrême influence dans le monde, — reprit l’abbé en réfléchissant, — et je crois que vous ne vous trompez pas… Je l’ai entendue plusieurs fois vous défendre ou vous prôner avec une chaleur… incroyable, et regrettant hautement que son fils Gerald ne vous ressemblât pas l’effronté débauché… l’impie libertin.

Au nom de Gerald, la physionomie de M. de Macreuse se contracta ; il répondit avec un accent de haine concentrée :

— Cet homme m’a insulté… en face de tous… oh ! je me vengerai…

— Enfant, — reprit l’abbé toujours souriant, et paterne, la vengeance se mange froide, dit le proverbe romain, et il a raison… Souvenez-vous… et attendez… N’avez-vous pas déjà sur sa mère une grande influence ?

— Oui, oui, — reprit Célestin après un moment de réflexion, — Plus j’y pense, plus je crois que pour mille raisons c’est à madame de Senneterre que je dois m’adresser. Déjà, mainte fois j’ai pu juger de la solidité de l’intérêt qu’elle me porte… La confiance que je lui témoignerai en cette occasion la touchera… je n’en doute point… Quant aux moyens de la mettre en rapport avec mademoiselle de Beaumesnil, je m’en entendrai avec elle… Ce sera chose facile, je pense…

— En ce cas, — reprit l’abbé, — il faudrait voir la duchesse le plus tôt possible.

— Il n’est que midi et demi, — dit Célestin en consultant la pendule. On rencontre souvent madame de Senneterre chez elle de une heure à deux… c’est le privilége des intimes seulement… J’y cours à l’instant.

— En vous y rendant, mon cher Célestin, dit l’abbé, — réfléchissez bien… si vous ne voyez à cette ouverture aucun inconvénient… Quant à moi, j’ai beau songer… je n’y vois que des avantages.

— Et moi aussi, monsieur l’abbé… néanmoins je vais y réfléchir encore… Quant au reste, c’est bien convenu. Demain à neuf heures… à gauche de l’autel de la chapelle de la Vierge… à Saint-Thomas-d’Aquin ?

— C’est entendu, — reprit l’abbé, — je vais aller prévenir mademoiselle Héléna de nos arrangemens ; demain à neuf heures elle sera à cette chapelle avec mademoiselle de Beaumesnil… je puis vous en répondre d’avance… Maintenant courez vite chez madame de Senneterre.

Après une dernière et chrétienne accolade échangée avec l’abbé Ledoux, Célestin se rendit chez madame la duchesse de Senneterre.


XVI.


Dans la matinée du même jour où l’entretien précédent avait eu lieu entre l’abbé Ledoux et M. de Macreuse, madame la duchesse de Senneterre, ayant reçu une lettre très pressante, était sortie à dix heures contre son habitude ; de retour vers les onze heures et demie, elle avait aussitôt fait demander son fils Gerald. Le valet de chambre du jeune homme avait répondu à la femme de chambre de madame de Senneterre que monsieur le duc n’avait pas couché à l’hôtel.

Vers midi, un second et impatient message de la duchesse… Son fils n’était pas encore de retour ; enfin, à midi et demi, Gerald parut chez sa mère ; il s’apprêtait à l’embrasser avec une affectueuse gaîté, lorsque la duchesse le repoussa doucement, et lui dit d’un ton de reproche :

— Voilà trois fois que je vous fais demander, mon fils.

— Je rentre, et me voici… Que me veux-tu, chère mère ?

— Vous rentrez… Gerald… vous rentrez à cette heure ?… Quelle conduite !

— Comment ! quelle conduite !

— Écoutez-moi, — mon fils, — il est des choses que je ne veux… que je ne dois pas savoir ; mais ne prenez pas pour de la tolérance ou pour de l’aveuglement la répugnance que j’éprouve à vous faire certaines observations…

— Ma chère mère, — dit Gerald, d’une voix à la fois respectueuse et ferme, — tu m’as trouvé… tu me trouveras toujours le plus respectueux, le plus tendre des fils ; je n’ai pas besoin d’ajouter que mon nom, qui est aussi le tien, sera partout et toujours honoré et honorable… Mais, que veux-tu ? j’ai vingt-quatre ans… je vis et je m’amuse en homme de vingt-quatre ans…

— Gerald, ce n’est pas d’aujourd’hui, vous le savez, que votre genre d’existence m’afflige profondément, et pour moi et pour vous ; c’est à peine si vous voyez le monde où votre nom et votre esprit vous assignent une place si distinguée… et vous fréquentez continuellement la plus mauvaise compagnie.

— En femmes ?… c’est vrai… et, pour moi, sous ce rapport… la mauvaise compagnie… est la bonne… Allons… ne te fâche pas… Je suis, tu le sais, toujours resté soldat pour la franchise du langage… J’avoue donc mon peu