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l’affaire eût été ainsi sûrement enlevée… Forts de ces dernières volontés d’une mère mourante, mademoiselle de La Rochaiguë et moi nous chambrions la petite, qui consentait à tout… par respect pour la mémoire de sa mère… C’était superbe, ça allait de soi et sans conteste possible… mais à cela il ne faut plus songer…

— Pourquoi n’y plus songer ? — dit M. de Macreuse avec une certaine hésitation, et en attachant un instant ses yeux clairs et perçants sur ceux de l’abbé.

Celui-ci, à son tour, le regarda fixement.

Célestin baissa les yeux, et répondit en souriant :

— Quand je disais que nous ne devions pas renoncer peut-être à l’appui qu’une espèce de testament de madame de Beaumesnil aurait prêté à nos projets, c’était une simple supposition…

— D’écriture ? Demanda l’abbé qui, à son tour baissa les yeux sous le regard audacieusement affirmatif de Célestin.

Il y eut un nouveau moment de silence, ensuite duquel l’abbé reprit, comme si ce dernier incident n’eût pas interrompu l’entretien :

— Il nous faut donc commencer une nouvelle campagne : les circonstances nous sont favorables, car nous avons les devants, le baron et sa femme n’ont encore personne en vue… pour Ernestine de Beaumesnil, à ce que m’a dit mademoiselle de La Rochaiguë qui est toute à nous… Quant à son frère et à sa femme, ce sont des gens très égoïstes, très cupides, il n’est donc pas douteux qu’une fois la chose engagée par nous de façon à leur donner des craintes sur notre réussite, ils ne se rangent de notre bord, s’ils y trouvent, bien entendu, de solides avantages ; et ces avantages, rien ne sera plus facile que de les leur assurer ; mais il faut d’abord nous emparer d’une position tellement forte… qu’elle nous rende maîtres des conditions.

— Et quand ? et de quelle façon serai-je présenté à mademoiselle de Beaumesnil, monsieur l’abbé ?

— Cette urgente et grave question nous a fort préoccupés, mademoiselle Héléna et moi ; évidemment une présentation officielle, en règle, est impossible : ce serait tout compromettre en donnant l’éveil au baron et à sa femme sur nos prétentions ; il faut donc du secret, du mystère, de l’imprévu, afin d’exciter la curiosité, l’intérêt de mademoiselle de Beaumesnil ; or, cette présentation, pour avoir son effet, doit être étudiée au point de vue du caractère de cette jeune fille.

Célestin regarda l’abbé d’un air surpris et interrogatif.

— Laissez-nous faire, pauvre enfant, — lui dit l’abbé d’un ton d’affectueuse supériorité, — nous savons l’humanité sur le bout du doigt ; ainsi donc, d’après les renseignemens que j’ai pu recueillir, et surtout d’après les remarques de mademoiselle Héléna, de qui, sur certains sujets, la pénétration est aussi sûre que rapide, la petite Beaumesnil doit être très religieuse, très charitable ; et, particularité bonne à connaître, — reprit l’abbé, — mademoiselle de Beaumesnil fait de préférence ses dévotions à l’autel de Marie… prédilection très naturelle à une jeune fille…

— Permettez-moi de vous interrompre, monsieur l’abbé, — dit vivement Célestin.

— Voyons, mon cher enfant ?

— Monsieur et madame de La Rochaiguë ne sont pas réguliers dans l’observance de leurs devoirs religieux, mais mademoiselle Héléna ne manque jamais un office ?…

— Non, certes.

— Elle peut donc se charger tout naturellement de conduire mademoiselle de Beaumesnil à l’église de Saint-Thomas-d’Aquin, sa paroisse ?

— Évidemment.

— Il sera bon que mademoiselle Héléna fasse, à partir de demain, ses dévotions à l’autel de Marie, où elle conduira sa pupille… à neuf heures du matin.

— C’est très facile…

— Ces dames prendront place, je suppose… à gauche… de l’autel.

— À gauche de l’autel… et pourquoi cela, Célestin ?

— Parce que j’y serai, faisant mes dévotions au même autel que mademoiselle de Beaumesnil.

— À merveille ! — dit l’abbé, — cela va tout seul… Mademoiselle Héléna se charge d’attirer sur vous l’attention de la petite, et, dès la première entrevue, vous voici admirablement posé… C’est parfaitement imaginé, mon cher Célestin.

— Ne m’attribuez pas la gloire de cette invention, monsieur l’abbé, — reprit Célestin avec une ironique modestie, — rendons à César ce qui appartient à César.

— Et à quel César attribuer l’heureuse idée de cette première entrevue, ainsi préparée ?

— À celui qui a écrit ces vers, monsieur l’abbé.

— Et M. de Macreuse récita la tirade suivante avec un accent sardonique :


Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait d’un air doux
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière, etc.


Tout est prévu, jusqu’à l’eau bénite à offrir en sortant, — ajouta Macreuse. — Et que l’on dise encore que les œuvres de cet impie, de cet insolent histrion n’ont pas leur moralité et leur utilité !

— Ma foi, reprit l’abbé en riant aux éclats, — c’est de bonne guerre… Puisse le ciel faire triompher la bonne cause, quelles que soient les armes employées ! Allons, mon cher Célestin, bon courage ; nous sommes en excellente voie : vous êtes habile, insinuant, opiniâtre, capable plus que personne de séduire cette orpheline par les oreilles et par les yeux, pour peu qu’elle vous entende et qu’elle vous voie ; et, à ce propos, soignez toujours votre toilette, mettez-y plus de recherche ; rien d’affecté, mais du goût, une simplicité très élégante ; voyons, regardez-moi un peu… Oui, — reprit l’abbé, après une minute de contemplation, j’aimerais mieux qu’au lieu de porter vos cheveux plats vous leur fissiez donner une légère frisure. On ne prend pas seulement les jeunes filles avec des paroles.

— Soyez tranquille, monsieur l’abbé, je comprends toutes ces nuances ; les grands succès s’obtiennent souvent par de petits moyens… Ah !… ce succès… ce serait l’avenir le plus beau, le plus splendide qu’il ait été donné à un homme de rêver ! s’écria Célestin, dont les yeux clairs brillèrent d’un ardent éclat.

— Et ce succès, — reprit l’abbé, il faut que vous l’obteniez ; toutes les ressources dont nous pouvons disposer… (et elles sont immenses… et de toutes sortes), nous les emploierons.

— Ah… monsieur l’abbé, dit Célestin avec onction, — que ne vous devrai-je pas ?

— Ne vous exagérez pas ce que vous nous devrez, candide garçon, — dit l’abbé en souriant, — votre bon succès n’intéresse pas que vous seul…

— Comment cela ? monsieur l’abbé.

— Eh ! sans doute, votre réussite aurait une énorme portée… une influence incalculable… oui : à tous ces beaux petits messieurs qui font les esprits forts… à tous ces tièdes, à tous ces indifférens qui ne nous soutiennent pas assez vigoureusement, votre réussite prouverait en lettres d’or, en chiffres éblouissans, ce que l’on gagne à être toujours avec nous, pour nous… et par nous… Ceci était déjà quelque peu démontré, je crois, par la position considérable inespérée pour votre âge… et pour… votre naissance… inconnue, — ajouta plus bas l’abbé et en rougissant imperceptiblement, tandis que Célestin semblait partager le même embarras.