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Tous les gens d’Ernestine sont en noir, et, par nos ordres, ses voitures seront drapées… Ne craignez-vous pas que si, pour les premiers temps, je m’habillais de couleur, cela ne parût désobligeant à cette petite ?

— Vous avez raison, ma chère amie, — dit le baron, — reprenez votre deuil… ne fût-ce que quinze jours.

— C’est assez désagréable, — dit la baronne, car le noir me va… comme une horreur… Mais il est des sacrifices qu’il faut s’imposer. Quant à nos conventions, ajouta la baronne, — aucune démarche isolée… ou secrète… au sujet d’Ernestine… c’est juré…

— C’est juré, dit le baron.

— C’est juré, fit Héléna.

Après quoi les trois personnages se séparèrent pour aller faire leur toilette du soir, et rentrèrent chacun dans son appartement.

Aussitôt après avoir quitté M. de La Rochaiguë et sa sœur, la baronne se renferma chez elle et écrivit à la hâte un billet ainsi conçu :

Ma chère Julie, la petite arrive ce soir… je serai chez vous demain sur les dix heures du matin : nous n’avons pas un moment à perdre ; prévenez qui vous savez, il faut bien nous entendre.

Silence… et défiance…

L. de L. R.

Sur ce billet la baronne écrivit l’adresse suivante :

À Madame la vicomtesse de Mirecourt.

S’adressant alors à sa femme de chambre et lui remettant la lettre :

— Tout-à-l’heure, mademoiselle, pendant que nous serons à table, vous porterez ceci à madame de Mirecourt… Vous prendrez un carton à dentelles, comme si vous alliez faire une commission pour ma toilette.

Presqu’au même instant, s’enfermant à double tour, le baron de son côté écrivait cette lettre :

M. de La Rochaiguë prie M. le baron de Ravil de vouloir bien l’attendre chez lui demain, entre une heure et deux heures de l’après-midi ; ce rendez-vous est très urgent. M. de La Rochaiguë compte sur l’obligeante exactitude de M. de Ravil et lui offre ici l’assurance de ses sentimens les plus distingués.

Sur l’adresse de ce billet, le baron écrivit :

À monsieur le baron de Ravil, 7 rue Godot-de-Mauroy.

Puis il dit à son valet de chambre :

— Vous allez envoyer quelqu’un jeter tout de suite cette lettre à la poste.

Enfin, mademoiselle Héléna, s’entourant des mêmes précautions que monsieur et madame de La Rochaiguë, écrivit secrètement comme eux, la lettre suivante :

Mon cher abbé, ne manquez pas de venir demain à dix heures du matin, c’est justement notre jour de conférence.

Que Dieu soit avec nous…

l’heure est venue.

Priez pour moi comme je prie pour vous.
H. de L. R.

Sur ce billet, Héléna écrivit cette adresse :

À Monsieur l’abbé Ledoux, rue de la Planche.


XV.


Le lendemain de la réunion de la famille de La Rochaiguë, trois scènes importantes se passaient chez différens personnages.

La première avait lieu chez M. l’abbé Ledoux, que nous avons vu administrer les derniers sacremens à madame de Beaumesnil.

L’abbé était un petit homme au sourire insinuant, à l’œil fin et pénétrant, à la joue vermeille, aux cheveux gris légèrement poudrés.

Il se promenait d’un air inquiet, agité, dans sa chambre à coucher, regardant sa pendule de temps à autre, et semblait attendre quelqu’un avec impatience. Un bruit de sonnette se fit entendre, une porte s’ouvrit, et un domestique à tournure de sacristain annonça : M. Célestin de Macreuse.

Ce pieux fondateur de l’œuvre de saint Polycarpe était un grand jeune homme de bonnes manières, aux cheveux d’un blond fade, et dont la figure pleine, colorée, assez régulière du reste, aurait pu passer pour belle, sans sa remarquable expression de doucereuse perfidie et de suffisance contenue.

Lorsqu’il entra, M. de Macreuse baisa chrétiennement l’abbé Ledoux sur les deux joues, l’abbé lui rendit non moins chrétiennement ses baisers et lui dit :

— Vous n’avez pas d’idée, mon cher Célestin, de l’impatience avec laquelle je vous attendais.

— C’est qu’il y avait aujourd’hui séance de l’œuvre, Monsieur l’abbé, séance orageuse s’il en fut ; vous ne pouvez concevoir l’esprit d’aveuglement et de révolte de ces malheureux-là… Ah ! que de peines pour faire comprendre à ces brutaux d’ouvriers tout ce qu’il y a pour eux d’inappréciable, d’ineffablement divin… au point de vue de leur rédemption, dans l’atroce misère où ils vivent… Mais non, au lieu de se trouver très satisfaits de cette chance de salut et de marcher les yeux levés au ciel, ils s’obstinent à regarder ce qui se passe sur la terre… à comparer leur condition à d’autres conditions, à parler de leurs droits au travail, au bonheur… au bonheur ! ! cette autre hérésie !… C’est désespérant !

L’abbé Ledoux écoutait parler Célestin et le contemplait en souriant, songeant intérieurement à la surprise qu’il lui ménageait.

— Et pendant que vous prêchiez si sagement le détachement des choses d’ici-bas à ces misérables, mon Cher Célestin, — dit l’abbé au jeune homme de bien, — savez-vous ce qui se passait ? Je m’entretenais de vous avec mademoiselle Héléna de La Rochaiguë… et savez-vous le sujet de notre conversation ? L’arrivée de la petite Beaumesnil…

— Que dites-vous ! — s’écria M. de Macreuse en devenant pourpre de surprise et d’espoir, — mademoiselle de Beaumesnil.

— Est à Paris depuis hier soir.

— Et mademoiselle de La Rochaiguë ?

— Est toujours dans les mêmes dispositions à votre égard… prête à tout pour empêcher que cet immense héritage ne tombe entre de mauvaises mains… J’ai vu ce matin cette chère personne, nous nous sommes concertés, et ce ne sera pas notre faute si vous n’épousez pas mademoiselle de Beaumesnil.

— Ah ! si ce beau rêve se réalisait, — s’écria M. de Macreuse d’une voix âpre et palpitante, en serrant les mains de l’abbé entre les siennes, — c’est à vous que je devrais cette fortune immense, incalculable !

— C’est ainsi, mon cher Célestin, que sont récompensés les jeunes gens pieux qui, dans ce siècle pervers, donnent l’exemple des vertus catholiques, — dit l’abbé d’un air jovial et en chafriolant.

— Ah ! — s’écria Célestin avec une expression de cupidité ardente, — une telle fortune, c’est comme un horizon d’or, j’en suis ébloui.

— Ce pauvre enfant, comme il aime l’argent avec sincérité ! — dit l’abbé en souriant d’un air paterne, et en pinçant la joue rebondie de Célestin, — ainsi donc pensons au solide, et raisonnons serré… Malheureusement, je n’ai pu décider cette opiniâtre madame de Beaumesnil à vous désigner au choix de sa fille par une sorte de testament…