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bien entendu, puisque la maison est à nous, ajouta le baron d’un air guilleret, — car, avant tout, il fallait loger décemment la plus riche héritière de France… ainsi que cela a été réglé dans le conseil de famille.

— Arrivons maintenant à la question la plus importante, la plus délicate de toutes, — reprit la baronne, — à la question des prétendans qui vont indubitablement surgir de toutes parts…

— C’est certain, — dit le baron, en évitant de regarder sa femme.

Héléna ne prononça pas une parole, mais parut redoubler d’attention…

La baronne poursuivit :

— Ernestine a seize ans, elle est en âge d’être mariée… aussi notre position auprès d’elle doit-elle nous donner une influence énorme dans le monde… car l’on croira… (et l’on ne se trompera pas) que nous aurons l’action la plus décisive sur le choix de notre pupille.

— C’est bien le moins, — dit le baron.

— Cette influence nous est déjà tellement acquise depuis que nous avons la tutelle, — reprit la baronne, — que beaucoup de gens, et des plus considérables par leur position ou par leur naissance, ont fait et font journellement toutes sortes de démarches et même de bassesses auprès de moi… pour se mettre bien dans mes papiers, comme on dit vulgairement ; nous pouvons donc tirer un immense parti d’une pareille clientèle.

— Et moi donc, — dit le baron, — des personnes que je ne voyais plus depuis des siècles, et avec qui j’étais même en froideur ou en assez mauvais termes, ont fait mille platitudes pour renouer avec moi leurs anciennes relations… L’autre jour, chez madame de Mirecourt, on faisait foule auteur de moi… j’étais littéralement entouré… obsédé… étouffé…

— Il n’est pas, — reprit la baronne, — jusqu’à ce méchant marquis de Maillefort, que j’ai toujours eu en exécration…

— Et vous avez raison, — s’écria le baron en interrompant sa femme, — je ne sais rien de plus sardonique, de plus déplaisant, de plus insolent que cet infernal bossu !

— Je l’ai vu deux fois, — dit à son tour pieusement Héléna ; — il a tous les vices écrits sur le visage, il a l’air d’un Satan.

— Eh bien ! — reprit la baronne, — il y a qu’un jour, ce Satan tombe chez moi comme des nues avec son aplomb ordinaire, quoiqu’il n’ait pas mis les pieds chez moi depuis cinq ou six ans… et il est déjà revenu plusieurs fois me voir le matin.

— J’espère bien que si celui-là… vous flatte et vous flagorne, — reprit le baron, — ce n’est pas pour son compte… à moins qu’il ne s’abuse étrangement.

— Évidemment, — reprit la baronne ; — aussi je suis convaincue que M. de Maillefort s’est rapproché de nous avec une arrière-pensée, avec une prétention quelconque ; or, je vous déclare que cette arrière-pensée, je la pénétrerai, et que, cette prétention, il ne me l’imposera pas.

— Maudit bossu ! je suis désolé de le voir revenir ici, — reprit M. de La Rochaiguë, — c’est ma bête d’antipathie, ma bête noire… ma bête d’horreur.

— Eh ! mon Dieu ! — reprit la baronne avec impatience, — il n’y a pas de bête d’horreur qui fasse, il faut subir le marquis… Et d’ailleurs, si un homme ainsi posé nous fait de telles avances, que sera-ce des autres ? Avant tout, cela prouve notre influence. Sachons donc en tirer parti de plus d’une façon, et, cette première monture épuisée, nous serons bien malhabiles si nous n’amenons pas Ernestine à un choix très avantageux pour nous-mêmes.

— Vous posez les questions à merveille, ma chère, — dit le baron en redoublant d’attention, tandis qu’Héléna, non moins intéressée, rapprochait sa chaise de celle de son frère et de sa femme.

— Maintenant, — reprit la baronne, — devons-nous précipiter ou retarder le moment où il faudra qu’Ernestine fasse un choix ?

— Très importante question ! — dit le baron.

— Mon avis serait d’ajourner à six mois au moins toute détermination à ce sujet, — dit la baronne.

— C’est aussi mon avis, — s’écria le baron, comme si les intentions de sa femme lui eussent causé une satisfaction secrète.

— Je pense absolument comme vous, mon frère, et comme vous, ma sœur, — dit Héléna, qui, silencieuse, mais profondément réfléchie, écoutait, les yeux baissés, ne perdant pas un mot de cet entretien.

— À merveille, — dit la baronne évidemment aussi très contente de ce commun accord, — c’est en nous entendant toujours ainsi que nous mènerons cette affaire à bien, car il va sans dire que nous nous jurons formellement, — ajouta la baronne d’un ton solennel, — que nous nous jurons, au nom de nos plus chers intérêts, de n’accepter aucun prétendant à la main d’Ernestine, sans nous en prévenir et sans nous concerter…

— Agir isolément et secrètement serait une trahison indigne, infâme… horrible, — s’écria le baron, semblant se révolter à la seule pensée de cette énormité.

— Jésus ! mon Dieu ! — dit Héléna en joignant les mains, — qui pourrait songer à une si vilaine traîtrise ?

— Ce serait une infamie, — reprit à son tour la baronne, — et plus qu’une infamie… une insigne maladresse… Autant nous serons forts en nous concertant, autant nous serions faibles en nous divisant.

— L’union fait la force, — reprit péremptoirement le baron.

— Ainsi donc, sauf changement de résolution concertée entre nous trois, nous ajournons à six mois… tout projet sur l’établissement d’Ernestine, afin d’avoir le temps d’exploiter notre influence.

— Ces points résolus, — reprit la baronne, — arrivons à une chose qui ne manque pas de gravité : faudra-t-il, oui ou non, laisser à Ernestine sa souveraineté ? Cette madame Laîné, autant que j’ai pu me renseigner, est un peu au-dessus de la classe des femmes de chambre ordinaires ; elle est depuis deux ans auprès d’Ernestine, elle doit donc exercer une certaine influence sur elle.

— Une idée ! s’écria le baron d’un air capable et profond. — Il faut évincer la gouvernante ! la perdre dans l’esprit d’Ernestine !… Ce serait très fort !

— Ce serait très… faible, — reprit la baronne.

— Mais, ma chère…

— Mais, monsieur, il s’agit tout simplement de faire tourner cette influence à notre profit, d’avoir la gouvernante à notre discrétion, d’arriver à ce qu’elle n’agisse que selon nos instructions. Alors… cette influence de tous les momens, au lieu de nous être redoutable, nous pourra servir très puissamment.

— C’est juste… — dit Héléna.

— Le fait est que, sous ce point de vue, — dit le baron en réfléchissant, — la gouvernante peut être… très utile… très avantageuse, très serviable. Mais pourtant si elle refusait de se mettre dans nos intérêts, ou si nos tentatives pour nous concilier cette femme éveillaient la défiance d’Ernestine ?

— Il faudra d’abord s’y prendre adroitement, et je m’en charge… — dit la baronne. — Si nous pressentons que l’on ne peut gagner cette femme, alors nous en reviendrons à l’idée de M. de La Rochaiguë, nous évincerons la gouvernante.

Cet entretien fut interrompu par un des gens de la maison, qui vint dire à madame de La Rochaiguë :

— Madame la baronne, le courrier qui précède la voiture de mademoiselle de Beaumesnil vient de descendre de cheval dans la cour… il n’a qu’une demi-heure d’avance…

— Vite… vite… à notre toilette, — dit la baronne dès que le domestique fut sorti.

Puis elle ajouta, comme par réflexion :

— Mais j’y pense… nous avons, comme cousins, porté pendant six semaines le deuil de la comtesse… il serait peut-être d’un bon effet de le porter encore… ce deuil ?