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— Madame, — dit Herminie en rougissant d’orgueil, — je viens réparer une erreur, involontaire sans doute, et vous rapporter ce billet de cinq cents francs qui m’a été envoyé ce matin par le notaire de… feue madame la comtesse de Beaumesnil.

Malgré son courage, Herminie sentit les larmes lui monter aux yeux, en prononçant le nom de sa mère ; mais faisant un vaillant effort sur elle-même, afin de vaincre son émotion, elle tendit à madame de La Rochaiguë le billet de banque plié dans une lettre à son adresse, où on lisait :

À Mademoiselle Herminie, maîtresse de chant.

Madame de La Rochaiguë, ayant parcouru la lettre, répondit :

— Ah !… pardon… c’est vous, mademoiselle, qui, aviez été appelée auprès de madame de Beaumesnil, comme… musicienne ?

— Oui, madame.

— Je me souviens qu’en effet le conseil de famille a décidé que l’on vous enverrait cinq cents francs pour vos honoraires ; on a cru que cette somme…

— Suffisante… convenable… acceptable, — ajouta sentencieusement le baron en interrompant sa femme, qui reprit :

— Nous ne croyons donc pas, mademoiselle, que vous veniez ici réclamer…

— Je viens, madame, — dit Herminie avec un accent rempli de douceur et d’orgueil, — je viens vous rendre cet argent… j’ai été payée…

Aucun des acteurs de cette scène ne sentit, ne pouvait sentir ce qu’il y avait de douleur amère dans ces mots :

J’ai été payée.

Mais la dignité, le désintéressement d’Herminie, désintéressement que la pauvreté si apparente des vêtemens de la jeune fille rendait plus remarquable encore, frappèrent surtout madame de La Rochaiguë, qui reprit :

— En vérité, mademoiselle, je ne puis que louer la délicatesse d’un pareil procédé… La famille ignorait que vous eussiez déjà été rémunérée. Mais… — ajouta la baronne, en hésitant, car le grand air naturel d’Herminie lui imposait, — mais je crois pouvoir, au nom de la famille, vous prier de conserver ces cinq cents francs comme… une gratification…

Et la baronne tendit le billet de banque à la jeune fille, en jetant de nouveau un regard sur ses pauvres vêtemens.

Une seconde fois, la noble rougeur de l’orgueil blessé monta au front d’Herminie.

Il est impossible d’exprimer avec quelle convenance parfaite, avec quelle simplicité fière la jeune fille répondit à madame de La Rochaiguë :

— Veuillez, madame, réserver cette généreuse aumône pour les personnes qui s’adresseront à votre charité…

Puis, sans ajouter un mot, Herminie salua madame de La Rochaiguë et se dirigea vers la porte du salon.

— Mademoiselle… pardon… dit vivement la baronne — un mot encore… un seul ?

La jeune fille se retourna… sans pouvoir cacher ses larmes d’humiliation péniblement contenues jusqu’alors, et dit à madame de La Rochaiguë, qui semblait frappée d’une idée subite :

— Que désirez-vous, madame ?

— Je vous prie d’abord, mademoiselle, d’excuser une insistance qui a pu froisser votre délicatesse et vous faire croire peut-être que j’ai voulu vous humilier… mais je vous proteste que…

— Je ne crois jamais, madame, que l’on veuille m’humilier, — répondit Herminie d’une voix douce et ferme, sans laisser madame de La Rochaiguë achever sa phrase.

— Et vous avez raison, mademoiselle, — reprit la baronne, — c’est un sentiment tout contraire que vous devez inspirer ; maintenant, j’ai un service, je dirais même une grâce, à vous demander.

— À moi… madame ?

— Vous continuez à donner des leçons de piano, mademoiselle ?

— Oui, madame…

— M. de La Rochaiguë, — et elle désigna le baron qui souriait comme d’habitude, — est le tuteur de mademoiselle de Beaumesnil ; elle doit arriver ici ce soir.

— Mademoiselle de Beaumesnil ! dit vivement Herminie avec un tressaillement et une émotion involontaires. — Elle arrive… ici ?… aujourd’hui ?

— Ainsi que madame la baronne a eu l’honneur de vous le dire, nous attendons ce soir mademoiselle de Beaumesnil, ma bien aimée cousine et pupille, reprit le baron. Cet appartement lui est destiné, — ajouta-t-il en jetant un regard complaisant autour du magnifique salon, — un appartement digne en tout de la plus riche héritière de France… car rien n’est trop…

La baronne interrompit son mari et dit à Herminie :

— Mademoiselle de Beaumesnil a seize ans, son éducation n’est pas complètement achevée… elle aura besoin de plusieurs professeurs… s’il pouvait donc vous convenir, mademoiselle… de donner des leçons de musique à mademoiselle de Beaumesnil… nous serions charmés de vous la confier…

Quoique, peu à peu, elle eût pressenti l’offre que venait de lui faire la baronne… Herminie, à cette pensée qu’un hasard providentiel allait la rapprocher de sa sœur… Herminie fut si impressionnée qu’elle se fût sans doute trahie, si le baron, jaloux de saisir cette nouvelle occasion de poser en orateur, et ne donnant pas à la jeune fille le temps de répondre, n’eût ajouté en mettant, selon son habitude, sa main gauche entre les revers de son habit boutonné, tandis qu’il imprimait à son bras droit un mouvement de pendule des plus insupportables :

— Mademoiselle, si pour nous c’est un devoir sacré de veiller scrupuleusement… rigoureusement… prudemment… au choix des maîtres auxquels nous confions notre chère pupille… c’est aussi pour nous un plaisir… un bonheur… une satisfaction… de rencontrer des personnes qui, comme vous, mademoiselle, réunissent toutes les conditions désirables pour remplir l’emploi auquel elles se sont vouées dans l’intérêt sacré de l’éducation et des familles…

Ce speech, prononcé tout d’un trait et tout d’une haleine par le baron, toujours avide de s’exercer aux luttes de la parole, dans la prévision de cette pairie si ardemment désirée, cette tirade, disons-nous, donna heureusement à Herminie le temps de reprendre son sang-froid ; elle répondit à la baronne d’une voix presque calme :

— Je suis touchée, madame, de la confiance que vous m’accordez… j’espère vous montrer que j’en étais digne.

— Eh bien donc ! mademoiselle, — reprit madame de La Rochaiguë, — puisque vous acceptez mes offres… nous vous ferons prévenir dès que mademoiselle de Beaumesnil sera en état de prendre ses premières leçons ; car, pendant quelques jours, il lui faudra sans doute se reposer des fatigues de son voyage.

— J’attendrai donc que vous vouliez bien m’écrire, madame, pour me présenter chez mademoiselle de Beaumesnil, dit Herminie en quittant le salon.

Avec quel attendrissement, avec quelle joie la jeune fille regagna sa modeste demeure.

Elle pouvait espérer de revoir sa sœur… de l’avoir souvent, car elle comptait sur toutes les ressources de sa tendresse cachée pour se faire aimer d’Ernestine.

Sans doute, et pour de toutes-puissantes raisons puisées dans ce qu’il y a de plus pur dans le respect filial, dans ce qu’il y a de plus délicat, de plus élevé dans le noble sentiment de l’orgueil, Herminie devait, à jamais taire à sa sœur le lien secret qui les unissait, ainsi qu’elle avait eu le courage de le taire à madame de Beaumesnil ; mais la perspective de ce rapprochement, peut-être prochain, jetait la jeune artiste dans un ravissement ineffable, lui apportait la plus inespérée des consolations.

Puis sa sagacité naturelle, jointe à un vague instinct de