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et économe, le moyen, de jouir de la haute influence que donne une grande existence en se faisant, à l’occasion, la patronesse de ces étrangers obscurs, mais colossalement riches, météores splendides qui, après avoir brillé durant quelques années à Paris, disparaissent à jamais dans le néant de la ruine et de l’oubli.

Madame de La Rochaiguë se chargeait donc (ainsi qu’on dit en argot de bonne compagnie) de faire un monde à ces inconnus ; en un mot, elle leur imposait la liste des gens qu’ils devaient exclusivement recevoir, ne leur accordant pas même quelques invitations pour ceux de leurs amis ou de leurs compatriotes qu’elle ne jugeait pas dignes de figurer parmi la fine fleur de l’aristocratie parisienne.

La baronne, appartenant à la meilleure compagnie, lançait ses clients dans le plus grand monde, jusqu’au jour prévu de la ruine de ces étrangers ; madame de La Rochaiguë restait donc en réalité la maîtresse de leur maison ; seule, elle dirigeait, ordonnait les fêtes ; à elle seule, enfin, on s’adressait pour être porté sur les listes des élus appelés à ces somptueuses et élégantes réunions.

Il va sans dire qu’elle faisait sentir à ses clients l’indispensable nécessité d’une loge à l’Opéra et aux Italiens, où la meilleure place lui était réservée ; il en était de même pour les courses de Chantilly ou pour quelques excursions aux bains de mer ; les clients y louaient une maison, y envoyaient cuisiniers, gens, chevaux, voitures, et là madame de La Rochaiguë tenait ainsi table ouverte pour ses amis, le tout au nom du ménage.

Il y a dans le monde, et dans le plus grand monde, une telle et si basse avidité de plaisirs que, loin de se révolter de voir une femme de haute naissance se livrer à l’indigne exploitation de ces malheureux, qu’une folle vanité conduisait à leur ruine, ce monde flattait, adulait madame de La Rochaiguë, suprême dispensatrice de ces fêtes splendides, et qu’elle-même se targuait effrontément de tous les avantages qu’elle devait à son patronage intéressé ; du reste, spirituelle, rusée, insinuante, et partant très comptée, madame de la Rochaiguë, était une des sept ou huit femmes qui ont une véritable influence sur ce qu’on appelle le monde à Paris.

Les trois personnes dont nous parlons présidaient aux derniers arrangemens d’un grand appartement restauré, doré et meublé à neuf avec un luxe inouï, occupant tout le premier étage d’un hôtel situé dans le faubourg Saint-Germain.

M. et madame de La Rochaiguë quittaient ce logement pour aller s’établir au second, dont une partie était habitée par mademoiselle de La Rochaiguë et l’autre avait jusqu’alors servi à loger le gendre et la fille de M. de La Rochaiguë, lorsqu’ils venaient de leur terre, où ils résidaient ordinairement, passer deux ou trois mois à Paris.

Naguère presque délabré et meublé avec une extrême parcimonie, ce vaste appartement, alors si splendide, était destiné à mademoiselle Ernestine de Beaumesnil ; sa santé, suffisamment rétablie, lui permettait de revenir en France ; elle devait arriver le jour même d’Italie, accompagnée de sa gouvernante et d’un intendant ou homme d’affaires que M. de La Rochaiguë avait envoyé à Naples pour y chercher l’orpheline.

Il est impossible d’imaginer les soins minutieux que le baron, sa sœur et sa femme apportaient à l’arrangement des pièces destinées à mademoiselle de Beaumesnil.

Les moindres circonstances révélaient l’empressement, l’obséquiosité exagérée, pour ne rien dire de plus, avec lesquels mademoiselle de Beaumesnil était attendue… Il y avait même quelque chose d’insolite et presque d’attristant, dans l’aspect de tant de somptueuses et vastes pièces consacrées à l’habitation de cette enfant de seize ans, qui semblait devoir se perdre dans ces appartemens immenses.

Après un dernier coup d’œil jeté sur ces préparatifs, M. de La Rochaiguë assembla ses gens, et saisissant cette belle occasion de prononcer un speech, prononça ces mémorables paroles avec sa majesté habituelle :

— Je rassemble ici mes gens, pour leur apprendre, leur déclarer, leur signifier que mademoiselle de Beaumesnil, ma cousine et pupille doit arriver ce soir ; madame de La Rochaiguë et moi nous entendons… nous désirons… nous voulons… que nos gens soient aux ordres de mademoiselle de Beaumesnil avant que d’être aux nôtres ; … c’est dire à nos gens, qu’a tout ce que leur dira… leur ordonnera… leur commandera… mademoiselle de Beaumesnil, ils doivent obéir aveuglément, et comme si ces ordres leur étaient donnés par madame de La Rochaiguë ou par moi… Je compte sur le zèle… sur l’intelligence… sur l’exactitude de mes gens… Nous saurons reconnaître ceux qui se seront montrés remplis de bon vouloir, de soins, de prévenances pour mademoiselle de Beaumesnil.

Après cette belle allocution, les gens furent congédies, et l’on donna ordre aux cuisines de tenir continuellement et toute prête une réfection chaude et froide, dans le cas où mademoiselle de Beaumesnil voudrait prendre quelque chose en arrivant.

Ces préparatifs terminés, madame de La Rochaiguë dit à son mari et à sa sœur :

— Nous devrions maintenant monter là-haut, pour bien nous recorder et convenir de nos faits.

— J’allais vous le proposer, ma chère, — dit M. de La Rochaiguë : en souriant et montrant ses longues dents de l’air le plus courtois.

Ces trois personnages traversaient un des salons pour sortir de l’appartement, lorsqu’un des gens de M. de La Rochaiguë lui dit :

— Il y a là une demoiselle qui demande à parler à madame la baronne.

— Qu’est-ce que c’est que cette demoiselle ?

— Elle ne m’a pas dit son nom ; elle vient pour quelque chose qui a rapport à feue madame la comtesse de Beaumesnil.

— Faites entrer, — dit la baronne.

Puis s’adressant à son mari et à sa belle-sœur :

— Qu’est-ce que ça peut être que cette demoiselle ?

— Je n’en sais rien… Nous allons voir… — dit le baron d’un air méditatif.

— Quelque réclamation peut-être… — ajouta madame de La Rochaiguë. — Il faudra envoyer cela au notaire de la succession.

Bientôt le domestique ouvrit la porte et annonça :

— Mademoiselle Herminie.

Quoique toujours charmant, le joli visage de la duchesse, pâli, altéré par la douleur profonde que lui causait la mort de sa mère, révélait une tristesse difficilement contenue ; ses beaux cheveux blonds, ordinairement déroulés en longues anglaises, se réunissaient alors en bandeaux autour de son noble front : car la pauvre enfant, abîmée dans son amer chagrin, n’avait pas, depuis deux mois, un instant songé aux innocentes coquetteries de son âge. Enfin… puérils… mais significatifs et navrans détails, les blanches et belles mains d’Herminie étaient nues… ses pauvres petits vieux gants, si souvent, si industrieusement recousus par elle, n’étaient plus mettables… et sa misère croissante ne lui permettait pas d’en acheter d’autres.

Hélas ! oui… sa misère, car, frappée au cœur par la mort de sa mère, et cruellement malade pendant six semaines, la jeune fille n’avait pu donner ses leçons de musique, sa seule ressource ; ses minces épargnes étaient absorbées par les frais de sa maladie ; aussi, en attendant le produit des leçons qu’elle recommençait depuis peu de jours, Herminie s’était vue obligée de mettre au Mont-de-Piété un couvert d’argent, acheté au temps de sa richesse ; et du modique produit de cet emprunt elle vivait alors, avec une parcimonie que le malheur seul peut enseigner.

À l’aspect de cette pâle et belle jeune fille dont les vêtemens, malgré leur minutieuse propreté, annonçaient une misère décente, le baron et sa femme se regardèrent fort surpris. Madame de La Rochaiguë dit à Herminie :

— Je suis madame de la Rocheaiguë, mademoiselle ; qu’y a-t-il pour votre service ?