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— Je viens… dans l’intérêt de la jeune fille… que vous connaissez… vous prier de me donner son adresse… j’ai à lui faire… une communication très importante…

— Vraiment ?

— Sans doute…

— Voyez-vous ça ?… — dit la ménagère d’un ton sardonique et pénétrant.

— Mais, ma chère madame Barbançon… qu’y a-t-il donc de si extraordinaire… dans ce que je vous dis ?

— Il y a, — s’écria la ménagère en éclatant, — il y a que vous êtes un vieux roué !

— Moi ! !

— Un malfaiteur, qui voulez me corrompre à force d’or… pour me faire jaser.

— Ma chère madame, je vous assure…

— Mais votre bosse en serait pleine de… napoléons, voyez-vous… elle sonnerait l’or et vous m’autoriseriez à y fouiller et à y farfouiller… que je ne vous dirais pas un mot de ce que je ne veux pas dire… Ah !… ah !… voilà comme je suis bâtie, moi… c’est un peu plus droit que vous, ça, hein ?… et ça vous vexe.

— Madame Barbançon, écoutez-moi, de grâce… vous êtes une digne et honnête femme.

— Et je m’en vante…

— Et vous avez raison… Aussi, en votre qualité d’excellente femme… vous m’écouterez et vous me répondrez… car…

— Ni l’un ni l’autre… Ah ! vous vous êtes dit, vieux bombé : « Je m’en vas mettre les fers au feu pour tirer les vers du nez de madame Barbançon, afin de voir ce qu’elle a dans le ventre. » Mais minute… votre indécence est dévoilée… aussi je vous prie de me laisser tranquille…

— Un mot, de grâce… un seul mot, ma chère amie, — dit le marquis d’une voix affectueuse, en voulant prendre la main de la ménagère.

Mais celle-ci, se rejetant vivement en arrière, s’écria avec un effroi pudique et courroucé :

— Des attouchemens !… jour de Dieu ! Maintenant je comprends tout… l’office de votre bourse. Ne m’approchez pas… affreux libertin… je vous ai vu venir… serpent… D’abord vous m’avez dit madame… et puis… ma chère madame maintenant… c’est ma chère amie… pour finir par mon trésor, n’est-ce pas ?

— Madame Barbançon…je vous jure que…

— On me l’avait bien dit : ces gens noués, c’est pire que des singes ! — s’écria la ménagère en se reculant encore. — Monsieur… si vous ne vous en allez pas… j’appelle les voisins… je crie à la garde… au feu…

— Eh ! morbleu ! vous êtes folle, — s’écria le marquis, désolé de l’inutilité de ses tentatives auprès de madame Barbançon, qu’il pouvait supposer instruite d’une partie du secret de madame de Beaumesnil. — À qui diable en avez-vous, avec vos effarouchemens ? Vous êtes au moins aussi laide que moi, et nous ne sommes pas faits pour nous tenter l’un ou l’autre. Je vous le répète, pour la dernière fois, et pesez bien mes paroles, je viens ici pour tâcher d’être utile à une pauvre et intéressante jeune fille, que vous devez connaître… et si vous la connaissez… vous lui faites un tort irréparable… entendez-vous ? en ne me disant pas où elle est, ou en ne m’aidant pas à la retrouver… Réfléchissez bien ;… le sort, l’avenir de cette jeune fille sont entre vos mains,… et vous avez trop bon cœur, j’en suis sûr… pour vouloir nuire à une digne créature qui ne vous a jamais fait de mal.

M. de Maillefort parlait avec tant d’émotion ; son accent était à la fois si ferme, si pénétrant, que madame Barbançon revint d’une partie de ses préventions contre le marquis.

— Allons, monsieur, — lui dit-elle, — mettons que je me suis trompée en pensant que vous vouliez m’en conter…

— C’est bien heureux !

— Mais quant à vous dire un mot de ce que je ne dois pas dire, monsieur… vous aurez beau faire… vous n’y parviendrez pas… vous êtes un brave homme et vous n’avez que de bonnes intentions, c’est possible ; mais moi, je suis aussi une brave femme… je sais ce que j’ai à faire et surtout à ne pas dire. Ainsi, vous me couperiez en quatre, que vous ne m’arracheriez pas un traître mot… je ne sors pas de là ; voilà mon caractère…

— Où diable la discrétion va-t-elle se nicher ? — dit M. de Maillefort en quittant madame Barbançon, désespérant avec raison de rien obtenir de la digne ménagère, et voyant avec douleur la vanité de ses premières recherches au sujet de la fille naturelle de madame de Beaumesnil.


XIII


Deux mois s’étaient écoulés depuis la mort de madame de Beaumesnil.

Une grande activité régnait dans la maison de M. le baron de La Rochaiguë, nommé tuteur d’Ernestine de Beaumesnil par un conseil de famille convoqué peu de temps après la mort de la comtesse.

Transportant et plaçant des meubles, les domestiques de M. de La Rochaiguë allaient et venaient, surveillés et dirigés par sa femme et par lui, ainsi que par sa sœur, mademoiselle Héléna de La Rochaiguë, fille de quarante-cinq ans environ, toute de noir vêtue : ses yeux toujours baissés, sa figure pâle et maigre, sa physionomie timide, son allure discrète et le sévère arrangement de sa coiffe blanche, lui donnaient l’aspect d’une sorte de religieuse, quoique mademoiselle Héléna n’eût prononcé aucun vœu monastique.

M. de La Rochaiguë, grand homme sec, de cinquante à soixante ans, avait le front chauve et fuyant, le nez busqué, le menton rentrant, l’œil bleu faïence à fleur de tête ; il souriait presque toujours, découvrant ainsi des dents très blanches, mais très longues, qui achevaient de donner à sa figure un caractère très analogue à celui de la race ovine. Le baron avait d’ailleurs les formes excellentes, tandis que, par son maintien et jusque par la coupe de son habit, toujours soigneusement boutonné à la hauteur de sa cravate blanche et de son jabot, il s’évertuait à se transformer en une copie vivante du portrait de Canning, le type parfait de l’homme d’État gentleman, — disait le baron.

M. de La Rochaiguë n’était pourtant pas homme d’État ; mais, depuis longtemps, il espérait le devenir ; en un mot, l’ambition de la pairie était tournée chez ce personnage (président d’un conseil général) à l’état de manie, d’idée fixe, de maladie chronique et dévorante. Se croyant un Canning inconnu, et ne pouvant se produire à la tribune de la chambre haute, il saisissait la moindre occasion de prononcer un speech, prenant ainsi le ton et l’attitude parlementaire, à propos des sujets les plus insignifians.

Un des traits saillans de la manière oratoire du baron était une redondance d’épithètes ou d’adverbes qui devaient, selon lui, tripler l’effet de ses plus belles pensées, et, pour employer la phraséologie du baron, nous dirons que rien n’était d’ailleurs plus insignifiant, plus terne, plus vide… que ce qu’il appelait… sa pensée.

Madame de La Rochaiguë, âgée de quarante-cinq ans, avait été jolie, coquette et fort galante ; sa taille était encore svelte ; mais la recherche élégante et trop juvénile de sa toilette contrastait toujours maladroitement avec la maturité de son âge.

La baronne aimait passionnément les plaisirs, le grand luxe, les fêtes magnifiques, et surtout à les diriger, à les présider en souveraine ; malheureusement, ses revenus, bien qu’honorables, n’étaient nullement en rapport avec ses goûts d’énormes dépenses ; d’ailleurs elle se fût bien gardée de se ruiner ; aussi trouvait-elle, en femme habile