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lui disant qu’il vient la chercher de la part de madame de Beaumesnil. »

— Et l’on a été ainsi chercher cette femme ?

— Oui, monsieur le marquis.

— Et madame de Beaumesnil s’est entretenue avec elle ?

— Pendant deux grandes heures, monsieur le marquis.

— Et quel âge a-t-elle ?

— Au moins cinquante ans, monsieur le marquis… et c’est une femme du commun.

— Et ensuite de son entretien avec la comtesse ?

— La voiture de madame l’a reconduite chez elle, aux Batignolles.

— Et depuis, vous n’avez pas revu cette femme à l’hôtel Beaumesnil ?

— Non, monsieur le marquis.

Après être resté quelque temps pensif, le bossu, s’adressant à madame Dupont :

— La femme dont vous me parlez se nommait, dites-vous ?

— Madame Barbançon…

Le bossu écrivit ce nom sur un portefeuille et reprit :

— Elle demeure ?

— Aux Batignolles.

— Quelle rue ? quel numéro ?

— Je n’en sais rien, monsieur le marquis. Je me rappelle seulement que le valet de pied nous a dit que la maison où elle logeait était dans une rue très déserte, et qu’il y avait un jardin que l’on voyait de dehors à travers une petite grille en bois.

Le bossu, après avoir écrit ces renseignemens sur son carnet, dit à madame Dupont :

— Je vous remercie de ces indications, les seules que vous puissiez me donner Malheureusement, peut-être elles seront inutiles pour les recherches dont je m’occupe… Si plus tard cependant vous vous rappeliez quelque fait nouveau qui vous parût propre à m’éclairer… je vous prie de m’en instruire.

— Je n’y manquerai pas, monsieur le marquis.

M. de Maillefort ayant généreusement récompensé madame Dupont, monta en fiacre et se fit conduire aux Batignolles.

Après deux heures de recherches et d’investigations, le bossu découvrit enfin la maison du commandant Bernard, où il ne trouva que madame Barbançon.

Olivier était parti depuis plusieurs jours avec son maître maçon, et le vétéran venait de sortir pour aller faire sa promenade habituelle dans la plaine de Monceau.

Là ménagère ayant ouvert au bossu, fut désagréablement frappée de la laideur narquoise et de la difformité du marquis ; aussi loin de l’introduire dans l’appartement, elle resta sur le seuil de la porte, barrant pour ainsi dire le passage à M. de Maillefort.

Celui-ci, s’apercevant de l’impression peu favorable qu’il causait à la ménagère, la salua très poliment et lui dit :

— C’est à madame Barbançon que j’ai l’honneur de parler !

— Oui, monsieur… Qu’est-ce que vous lui voulez à madame Barbançon ?

— Je désire, madame, — répondit le bossu, — que vous veuilliez bien m’accorder quelques instans.

— Et… pourquoi donc faire, monsieur ? — demanda la ménagère en toisant le bossu d’un regard défiant.

— J’aurais, madame, à vous entretenir de choses fort importantes.

— Moi… je ne vous connais pas.

— Et moi… madame, j’ai l’avantage de vous connaître… de nom seulement… il est vrai…

— La belle histoire !… moi aussi, je connais de nom le Grand-Turc !

— Permettez-moi, ma chère madame Barbançon, de vous faire observer que, chez vous, nous causerions infiniment plus à notre aise… que sur ce palier.

— Monsieur ! — riposta aigrement la ménagère, — je n’aime à être à mon aise qu’avec les personnes qui m’en donnent envie.

— Je comprends parfaitement votre défiance, ma chère madame, — reprit le marquis en dissimulant son impatience ; — aussi, je me recommanderai d’un nom qui ne vous est pas inconnu.

— Quel nom ?

— Celui de madame la comtesse de Beaumesnil.

— Vous venez de sa part, monsieur, — dit vivement la ménagère.

— De sa part… non, madame, — répondit tristement le bossu, en secouant la tête, — madame de Beaumesnil est morte.

— Ah ! mon Dieu ! morte… et depuis quand ? pauvre chère femme !…

— Je vous en prie, madame, entrons chez vous, et je vous répondrai, — reprit le marquis avec une sorte d’autorité qui imposa à madame Barbançon, très curieuse d’ailleurs de tout ce qui se rapportait à madame de{lié}}Beaumesnil.

La ménagère introduisit donc le bossu dans le modeste appartement du commandant Bernard.

— Monsieur, — reprit la ménagère, — vous disiez donc que madame la comtesse de Beaumesnil était morte ?

— Il y a plusieurs jours, madame… et justement le lendemain de l’entretien qu’elle a eu avec vous.

— Comment ! monsieur, vous savez ?

— Je sais que madame de Beaumesnil s’est longtemps entretenue avec vous… et je viens accomplir une de ses dernières volontés, en vous remettant de sa part ces vingt-cinq napoléons.

Et le bossu fit voir à madame Barbançon une petite bourse de soie verte, dont les mailles laissaient briller l’or qu’elle renfermait.

Ces mots : vingt-cinq napoléons, sonnaient horriblement mal aux oreilles de la ménagère ; le marquis eût dit vingt-cinq louis, que l’impression de l’ennemie jurée de la mémoire de l’Ogre de Corse eût sans doute été différente. Ainsi, loin de prendre l’or que le bossu lui offrait pour la tenter et la mettre en confiance, madame Barbançon, sentant renaître ses préventions, répondit majestueusement en repoussant d’un geste de dédain superbe la bourse qu’on lui offrait :

— Je ne reçois pas comme ça des napoléons (et elle accentua très amèrement ce nom détesté). — Non, je ne reçois pas comme ça des napoléons du premier venu… sans savoir… entendez-vous, monsieur ?

— Sans savoir… quoi ? ma chère madame.

— Sans savoir qui sont les gens qui disent des napoléons, comme si de dire des louis leur écorcherait la bouche… Mais c’est connu, — ajouta-t-elle d’un ton sardonique. — Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es. Suffit, vous êtes jugé…

— Je suis jugé ?

— Jugé et toisé… Maintenant, qu’est-ce que vous me voulez ? j’ai mon pot-au-feu à inspecter…

— Je vous l’ai dit, madame, je venais vous apporter une preuve de la gratitude de madame de Beaumesnil pour la discrétion… pour la réserve… que vous avez montrée lors de l’affaire… en question…

— Quelle affaire ?…

— Vous le savez bien…

— Pas du tout.

— Allons, ma chère madame Barbançon, mettez-vous en confiance avec moi, j’étais l’un des meilleurs amis de madame de Beaumesnil… et je n’ignore pas… que l’orpheline… vous savez… l’orpheline…

— L’orpheline ?

— Oui… une jeune fille… je n’ai pas besoin de vous en dire davantage… vous voyez bien que je suis instruit de tout ?

— Alors… qu’est-ce que vous venez me demander, puisque vous savez tout ?