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LES


SEPT PÉCHÉS CAPITAUX


PAR


EUGÈNE SUE




L’ORGUEIL




LA DUCHESSE


I


… Elle avait un vice… l’Orgueil, qui
lui tenait lieu de toutes les qualités.


Le commandant Bernard, enfant de Paris, après avoir servi l’Empire dans les marins de la garde, et la Restauration comme lieutenant de vaisseau, s’était retiré, quelques temps après 1830, avec le grade honorifique de capitaine de frégate.

Criblé de blessures, souvent mis à l’ordre du jour pour ses brillans faits d’armes dans les combats maritimes de la guerre des Indes, et plus tard cité comme l’un des vaillans soldats de la campagne de Russie, monsieur Bernard, homme simple et droit, d’un cœur excellent, vivant modestement de sa solde de retraite, à peine suffisante à ses besoins, habitait un petit appartement situé dans l’une des rues les plus solitaires des Batignolles, ce nouveau faubourg de Paris.

Une vieille ménagère, nommée madame Barbançon, était, depuis dix ans, au service du commandant Bernard : quoiqu’elle lui fût fort affectionnée, elle lui rendait parfois, ainsi que l’on dit vulgairement, la vie très dure.

La digne femme avait l’humeur despotique, ombrageuse, et se plaisait à rappeler souvent à son maître qu’elle avait quitté, pour entrer chez lui, une certaine position sociale.

Pour tout dire, madame Barbançon avait été longtemps aide ou apprentie sage-femme chez une praticienne en renom.

Le souvenir de ses anciennes fonctions était pour madame Barbançon un texte inépuisable d’histoires mystérieuses ; elle aimait surtout à raconter l’aventure d’une jeune personne masquée, qui, assistée de la sage-femme, avait secrètement mis au monde une charmante petite fille, dont madame Barbançon avait particulièrement pris soin pendant deux années environ, au bout desquelles un inconnu était venu réclamer l’enfant.

Quatre ou cinq ans après ce mémorable événement, madame Barbançon quitta sa praticienne et cumula les deux fonctions de garde-malade et de femme de ménage.

Vers cette époque, le commandant Bernard, très souffrant d’anciennes blessures rouvertes, eut besoin d’une garde ; il fut si satisfait des soins de madame Barbançon, qu’il lui proposa d’entrer à son service.

— « Ce sera vos invalides, maman Barbançon, lui dit le vétéran ; je ne suis pas bien féroce, et nous vivrons tranquilles. »

Madame Barbançon accepta de grand cœur, s’éleva d’elle-même au poste de dame de confiance de monsieur le com-