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tesse, — ma fille Ernestine sera heureuse autant que riche… Il n’est pas maintenant d’avenir plus beau, plus assuré que le sien ;… mais il n’en est pas ainsi de l’avenir d’une… pauvre… et noble créature… que… je… que je voudrais… vous…

Madame de Beaumesnil n’osa… ne put continuer.

Résolue d’avance de confier à M. de Maillefort le secret de la naissance d’Herminie, afin de lui gagner à jamais l’appui de cet homme généreux ; la comtesse recula devant la honte d’un pareil aveu, qui eût aussi violé la sainteté du serment qu’elle avait juré. Le marquis, voyant l’hésitation de madame de Beaumesnil, lui dit :

— Qu’avez-vous, madame ?… Veuillez de grâce m’apprendre quel autre service… je puis vous rendre. Ne savez-vous pas… que vous pouvez disposer de moi… comme du meilleur de vos amis ?…

— Je le sais… oh ! je le sais, — répondit madame de Beaumesnil avec une angoisse profonde ; — cependant… je n’ose… je crains…

Et les mots expirèrent encore sur les lèvres de madame de Beaumesnil.

Le marquis, voulant lui venir en aide, touché de son trouble, reprit :

— Lorsque vous vous êtes interrompue, madame, vous me parliez, je crois, de l’avenir d’une pauvre et noble créature… Qui est-elle ?… comment pourrai-je lui être utile ?…

Vaincue par la douleur et par une faiblesse croissante, madame de Beaumesnil cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes ;… mais, après un moment de silence, attachant sur le marquis ses yeux noyés de pleurs et tâchant de se montrer plus calme, elle lui dit d’une voix entrecoupée :

— Oui… vous pourriez être… d’un grand secours à une pauvre jeune fille… digne… à tous égards… de votre intérêt… car elle… est… voyez-vous ?… bien malheureuse… orpheline… sans appui… sans aucune fortune… mais pleine de cœur… et de fierté, il n’en est pas, je vous jure, de plus vaillante au bien et au travail… enfin, c’est un ange… — ajouta la comtesse avec une exaltation dont M. de Maillefort fut frappé.

— Oui, — reprit madame de Beaumesnil en fondant en larmes, — c’est un ange… de courage, de vertu ; et c’est pour cet ange que je vous demande, à mains jointes… votre paternel intérêt… comme je vous l’ai demandé pour ma fille Ernestine. Oh ! monsieur de Maillefort… je vous en supplie… ne me refusez pas…

L’exaltation de madame de Beaumesnil, en parlant de cette orpheline, son trouble, son visible embarras, cette recommandation suprême qu’elle adressait à M. de Maillefort, le suppliant de partager son affection entre Ernestine et cette jeune fille inconnue, toutes ces circonstances excitèrent de plus en plus l’étonnement du marquis.

Pendant un instant, il garda malgré lui le silence ;… puis soudain… il tressaillit ; une pensée douloureuse lui traversa l’esprit, il se souvint des bruits calomnieux, infâmes (il les avait du moins jusqu’alors considérés comme tels) dont madame de Beaumesnil avait autrefois été l’objet, et dont le matin même il avait voulu la venger en provoquant M. de Mornand sous un prétexte futile.

Ces bruits étaient-ils fondés ? L’orpheline, à qui madame de Beaumesnil semblait porter un intérêt si profond, lui était-elle chère à un titre mystérieux ? était-elle le fruit d’une faute ?

Mais bientôt le marquis, plein de confiance et de foi dans la vertu de madame de Beaumesnil, repoussa ces fâcheux soupçons, se reprochant même de s’y être un moment laissé entraîner.

La comtesse, presque effrayée du silence du bossu, lui dit d’une voix tremblante, altérée :

— Excusez-moi, monsieur de Maillefort, j’ai abusé… je le vois… de votre générosité ;… il ne me suffisait pas d’avoir obtenu l’assurance de votre paternelle protection pour ma fille… Ernestine… j’ai encore voulu vous intéresser… à une pauvre… étrangère… Veuillez, je vous en prie, me pardonner…

L’accent de madame de Beaumesnil, en prononçant ces mots, avait quelque chose de si poignant, de si désespéré, que M. de Maillefort eut de nouveaux doutes navrans pour son cœur ;… il voyait s’évanouir l’une de ses plus nobles, de ses plus chères illusions : madame de Beaumesnil n’était plus pour lui… cette créature idéale qu’il avait si longtemps adorée.

Mais, prenant en pitié cette malheureuse mère, et comprenant tout ce qu’elle devait souffrir, M. de Maillefort sentit ses yeux se mouiller de larmes, et lui dit d’une voix émue :

— Rassurez-vous, madame… à mes promesses je ne faillirai pas… L’orpheline que vous me recommandez me sera… aussi chère que mademoiselle de Beaumesnil… j’aurai deux filles au lieu d’une.

Et il tendit affectueusement la main à la comtesse, comme pour consacrer sa promesse.

— Maintenant, je puis mourir en paix, — s’écria madame de Beaumesnil.

Et avant que le marquis eût pu s’y opposer, elle pressa de ses lèvres déjà froides, la main qu’il lui avait offerte.

À cette expression de reconnaissance ineffable, M. de Maillefort ne douta plus que-madame de Beaumesnil n’eût une fille naturelle.

Tout-à-coup, soit que tant d’émotions eussent épuisé les forces de la comtesse, soit que les progrès de la maladie, un moment dissimulés sous un bien-être trompeur, eussent alors atteint toute leur intensité, madame de Beaumesnil fit un brusque mouvement et ne put retenir un cri de douleur.

— Grand Dieu ! madame ! — dit vivement le marquis, effrayé de la subite altération des traits de la comtesse, — qu’avez-vous ?

— Ce n’est rien, — répondit-elle héroïquement, — ce n’est rien… une légère… douleur ; mais… tenez… prenez vite cette clé, je vous prie…

Et la comtesse remit à M. de Maillefort une clef qu’elle prit sous son oreiller. — Ouvrez ce… secrétaire…

Le marquis obéit.

— Dans le tiroir du milieu… prenez… un portefeuille… Le trouvez-vous ?…

— Le voici.

— Gardez-le… je vous prie… il contient une somme… dont je puis disposer… ou plutôt dont je suis… dépositaire, — dit la comtesse en se reprenant, — cette somme mettra du moins pour toujours à l’abri du besoin la jeune fille que je vous recommande… Seulement, — ajouta la pauvre mère d’une voix de plus en plus affaiblie, — vous me promettez… de ne jamais…prononcer… mon nom… à cette orpheline… de ne jamais lui révéler quelle est la personne… qui… vous a chargé… de lui remettre cette… petite fortune… Mais dites bien… oh ! dites à cette malheureuse enfant qu’elle a été… tendrement aimée… jusqu’à la fin… et que… il a… fallu…

Les derniers mots de la comtesse, dont les forces s’épuisaient, furent inintelligibles pour le marquis.

Mais ce portefeuille… à qui le remettre… madame ?… Cette jeune fille… où la trouverai-je, quel est son nom ?… s’écria M. de Maillefort, alarmé de la rapide décomposition des traits de madame de Beaumesnil et de l’oppression qui pesait sur sa respiration.

Au lieu de répondre aux questions du marquis, madame de Beaumesnil se renversa en arrière, jeta un cri déchirant et croisa ses mains sur sa poitrine.

— Madame… parlez-moi ! — s’écria le marquis, en se penchant vers madame de Beaumesnil, bouleversé de douleur et d’effroi, cette jeune fille… où la trouverai-je ?… qui est-elle.