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tant soudain de sa rêverie, il regarda attentivement autour de lui avec mélancolie, et une larme brilla dans ses yeux noirs… passant alors sa main sur son front, comme s’il eût voulu chasser de pénibles souvenirs, il marcha çà et là dans le salon d’un pas précipité.

Au bout de quelques instans, madame Dupont revint dire à M. de Maillefort :

— Si monsieur le marquis veut se donner la peine de me suivre, madame la comtesse peut le recevoir.

Et, précédant le marquis, madame Dupont ouvrit la porte du salon, qui donnait dans la chambre à coucher de madame de Beaumesnil, et annonça :

— Monsieur le marquis de Maillefort !

La comtesse avait fait, si cela se peut dire, une toilette de malade : ses bandeaux de cheveux blonds, naguère quelque peu dérangés dans les étreintes passionnées dont — elle avait accablé sa fille, venaient d’être lissés de nouveau ; un frais bonnet de valenciennes entourait son pâle visage, que son coloris fébrile et factice abandonnait déjà ; ses yeux, naguère brillans de tendresse maternelle, semblaient s’éteindre, et ses mains, tout-à-l’heure si brûlantes lorsqu’elles serraient les bras d’Herminie, déjà se refroidissaient.

À l’aspect de l’altération mortelle des traits de la comtesse, qu’il avait vue éblouissante de jeunesse, de beauté, M. de Maillefort tressaillit, et malgré lui s’arrêta un instant.

Le visage du bossu trahit sa douloureuse surprise, car madame de Beaumesnil, restée seule avec lui, tâcha de sourire, et lui dit :

— Vous me trouvez bien changée… n’est ce pas… Monsieur de Maillefort ?

Le bossu ne répondit rien, baissa la tête ; mais lorsqu’après un moment de silence il releva le front, il était très pâle.

Madame de Beaumesnil fit signe au marquis de s’asseoir dans un fauteuil près de son lit, et lui dit d’une voix affectueuse et grave :

— Je crains que les momens ne me soient comptés… monsieur de Maillefort ; je serai donc brève… dans cet entretien.

Le marquis prit silencieusement place auprès du lit de la comtesse, qui continua :

— Ma lettre… a dû vous étonner ?

— Oui… madame.

— Et toujours bon… toujours généreux, vous vous êtes empressé de vous rendre auprès de moi.

Le marquis s’inclina.

Madame de Beaumesnil reprit d’une voix profondément émue :

— Monsieur de Maillefort… vous m’avez beaucoup aimée…

Le bossu bondit de surprise, et regarda la comtesse avec un mélange de confusion et de stupeur.

— Ne vous étonnez pas de me voir instruite d’un secret… que seule j’ai pénétré, — dit la comtesse, — car l’amour vrai… loyal… se trahit toujours auprès de la personne aimée.

— Ainsi, madame… — balbutia le bossu, à peine remis de son trouble… — vous saviez…

— Je savais tout, — reprit la comtesse, en tendant à M. de Maillefort sa main déjà froide.

Le marquis serra la main de madame de Beaumesnil avec un pieux respect, tandis que ses larmes, qu’il ne contenait plus, inondaient ses joues.

— J’ai tout deviné, — reprit la comtesse… — votre dévoûment sublime et caché, vos souffrances héroïquement souffertes…

— Vous saviez tout ? — murmura M. de Maillefort avec hésitation, — vous saviez tout ?… et dans les rares circonstances qui me rapprochaient de vous… votre accueil était toujours gracieux et bon… Vous saviez tout… et jamais je n’ai surpris sur vos lèvres un sourire de moquerie ; jamais dans vos yeux un regard de dédaigneuse pitié !…

— Monsieur de Maillefort, — répondit la comtesse avec une dignité touchante, — c’est au nom de l’amour que vous avez eu pour moi… c’est au nom de l’affectueuse estime que votre caractère m’a toujours inspirée… que je viens… à cette heure… peut-être… suprême… vous confier mes plus chers intérêts…

M. de Maillefort répondit avec une émotion croissante :

— Pardon… pardon… madame… d’avoir un instant supposé qu’un cœur comme le vôtre pouvait railler, mépriser… un sentiment irrésistible, mais toujours respectueusement caché. Parlez, madame, je me crois digne de la confiance que vous avez en moi.

— Monsieur de Maillefort… cette nuit, j’aurai cessé de vivre.

— Madame…

— Oh ! je ne m’abuse pas. C’est à force d’énergie, c’est à l’aide de moyens factices que je combats depuis quelques heures… les derniers envahissemens du mal… Écoutez-moi donc, car, je vous le dis, les momens me sont comptés…

Le bossu essuya ses larmes et écouta.

— Vous savez de quel affreux accident M. de Beaumesnil a été victime… Par sa mort… par la mienne… ma fille… ma fille Ernestine va rester orpheline… en pays étranger… confiée aux soins d’une gouvernante. Ce n’est pas tout… Ernestine est un ange de candeur et de bonté… sa timidité est excessive. Tendrement élevée par son père et par moi… ne nous ayant jamais quittés… elle ne sait donc du monde de la vie, que ce que peut en savoir une enfant de seize ans, qui, par goût, a toujours aimé la retraite et la simplicité… Sans doute… je devrais mourir tranquille sur son avenir… car elle sera la plus riche héritière de France… Cependant… je ne puis me défendre de quelques inquiétudes, en songeant aux personnes qui forcément me remplaceront auprès de ma fille… c’est à M. et madame de La Rochaiguë, ses plus proches parens, qu’elle sera sans doute confiée… Depuis longtemps j’ai rompu avec cette famille, et vous la connaissez assez pour concevoir mes appréhensions…

— Il serait en effet… à désirer, madame, que votre fille eût des tuteurs mieux choisis ; mais mademoiselle de Beaumesnil a seize ans, sa tutelle ne saurait être longtemps prolongée ; d’ailleurs les personnes dont vous me parlez… ont plus de ridicules que de méchanceté… elles ne sauraient être réellement à craindre.

— Je le sais ; … néanmoins… la main d’Ernestine devra être l’objet de tant de convoitises… (et déjà même j’ai pu m’en assurer), — ajouta madame de Beaumesnil, en se rappelant l’insistance de son confesseur en faveur de M. de Macreuse, — cette chère enfant sera entourée de tant d’obsessions, que je ne serais complètement rassurée que si je lui savais un ami sincère, dévoué… d’un esprit supérieur, et capable enfin d’éclairer son choix… Cet ami presque paternel… soyez-le pour Ernestine… je vous en supplie, monsieur de Maillefort… et je quitterai la vie certaine que le sort de ma fille sera aussi heureux que brillant

— Je tâcherai d’être cet ami pour votre fille… madame… Tout ce qui dépendra de moi, je le ferai.

Ah ! je respire… je ne crains plus rien pour Ernestine… Je sais ce que vaut une promesse de vous, monsieur de Maillefort, — s’écria la comtesse, dont le visage, pendant un instant, rayonna d’espérance et de sérénité…

Mais bientôt le sentiment de sa faiblesse croissante, jointe à de funestes symptômes, fit croire à madame de Beaumesnil que sa fin approchait ; ses traits, un moment épanouis par la sécurité que lui avait inspirée la promesse de M. de Maillefort au sujet d’Ernestine, exprimèrent de nouvelles angoisses, et elle reprit d’une voix précipitée, suppliante :

— Ce n’est pas tout, monsieur de Maillefort, j’ai un service plus grand encore peut-être à implorer… de votre générosité.

Le marquis regarda madame de Beaumesnil avec surprise.

— Éclairée, soutenue par vos conseils, — reprit la com-