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— Heureuse ! — s’écria madame de Beaumesnil avec un mouvement de joie irrésistible, — vous êtes heureuse…

En disant ces mots, l’expression de la figure de la comtesse, l’accent de sa voix, trahirent un bonheur si grand que de nouveaux doutes revinrent à l’esprit d’Herminie, et elle se dit :

« — Peut-être elle n’ignore pas que je suis sa fille ; sans cela, comment tiendrait-elle à savoir si je me trouve heureuse ? Il n’importe ; si elle sait que je suis sa fille… je dois la rassurer, afin de lui épargner des regrets, des remords peut-être. »

« Si je suis pour elle une étrangère, je veux encore la rassurer, car elle pourrait croire que je désire exciter sa commisération, sa pitié… et mon orgueil se révolte à cette pensée. »

Madame de Beaumesnil, voulant entendre Herminie lui réitérer une assurance si précieuse pour son cœur maternel, reprit :

— Ainsi… vous êtes heureuse ? vraiment bien heureuse ?

— Oui, madame, — répondit Herminie… presque gaîment, — très heureuse…

En voyant le charmant visage de sa fille rayonner ainsi de beauté, de jeunesse et de joie innocente, la comtesse fit un violent effort sur elle-même pour ne pas se trahir, et elle reprit, en tâchant d’imiter la gaîté d’Herminie :

— N’allez pas rire de ma question… mademoiselle… mais, pour nous autres, malheureusement habituées à toutes les superfluités de l’opulence… il est des choses incompréhensibles… Lorsque vous êtes sortie de pension… si modeste que fût votre petit ménage… comment y avez-vous pourvu ?

— Oh ! madame la comtesse,… — dit Herminie en souriant, — j’étais riche… alors.

— Comment donc cela ?

— Deux années après que j’avais été mise en pension à Paris… on cessa de payer pour moi cette pension… j’avais alors douze ans… notre maîtresse m’aimait beaucoup… « Mon enfant… — me dit-elle, — on a cessé de me payer : mais il n’importe… vous resterez ici, je ne vous abandonnerai pas… »

— Excellente femme !

— Ah ! la meilleure des femmes, madame la comtesse, malheureusement elle n’est plus, — dit tristement Herminie.

Mais ne voulant pas laisser la comtesse sous une impression pénible, elle reprit en souriant :

— Seulement, cette excellente femme avait compté… sans mon défaut… principal. Car, puisque vous me demandez d’être sincère avec vous, madame, il faut vous l’avouer… j’ai un bien grand, un bien vilain défaut…

— Quelle prétention ! Voyons ce défaut.

— Hélas ! madame la comtesse… c’est l’orgueil.

— L’orgueil ?

— Mon Dieu, oui… Ainsi, lorsque notre excellente maîtresse me proposa de me garder chez elle par charité… mon orgueil de petite fille se révolta, et je signifiai à ma maîtresse que je n’accepterais son offre qu’à la condition… de gagner par mon travail ce qu’elle voulait me donner pour rien !

— À douze ans ?… Voyez-vous la petite glorieuse ? Et comment faisiez-vous pour désintéresser votre maîtresse de pension ?

— En donnant des répétitions de piano aux autres enfans moins fortes que moi ;… car, pour mon âge… j’étais assez avancée… ayant toujours eu un goût passionné… pour la musique…

— Et la maîtresse de pension… a accepté votre proposition ?

— Avec joie, madame la comtesse… Ma résolution l’a touchée…

— Je le crois bien…

— De ce moment j’eus, grâce à elle, un assez bon nombre d’écolières… dont plusieurs étaient bien plus grandes que moi. (toujours l’orgueil, madame la comtesse…). Que vous dirai-je : ce qui avait d’abord été pour ainsi dire… un jeu d’enfant, devint pour moi une vocation… et plus tard une précieuse ressource… À quatorze ans… j’étais seconde maîtresse de piano… aux appointemens de douze cents francs… ainsi, madame la comtesse, jugez des sommes que j’ai ainsi amassées jusqu’à l’âge de seize ans et demi… car, en pension, je n’avais d’autre dépense que celle de mon entretien…

— Pauvre enfant… si jeune… si laborieuse… si noblement fière, et… déjà se suffisant à soi-même, — dit la comtesse sans pouvoir cacher ses larmes.

Et elle reprit :

— Pourquoi avez-vous quitté votre pension ?

— Ayant perdu notre excellente maîtresse, une autre lui succéda… mais, hélas ! elle ne ressemblait en rien à ma bienfaitrice… Néanmoins, cette nouvelle venue me proposa de rester à la pension aux mêmes conditions… J’acceptai… mais, au bout de deux mois… mon vilain défaut… et ma mauvaise tête… me firent prendre une résolution désespérée.

— Et à propos de quoi ?

— Autant ma première maîtresse avait été pour moi affectueuse et bonne… autant celle qui lui succéda fut impérieuse et dure… Un jour…

Et le beau visage d’Herminie se colora d’une vive rougeur à ce souvenir.

— Un jour, — reprit-elle, — cette dame m’adressa un de ces reproches… qui blessent à jamais le cœur… elle me dit…

— Que vous dit-elle, cette méchante femme ? — demanda vivement madame de Beaumesnil, car Herminie s’était tout à coup interrompue, n’osant, de peur d’affliger cruellement la comtesse, répéter ces dures et humiliantes paroles qu’on lui avait adressées :

Vous êtes bien orgueilleuse… pour une petite bâtarde élevée dans cette maison par charité.

— Que vous a-t-elle dit, cette femme ? reprit madame de Beaumesnil.

— Permettez-moi, madame, — répondit Herminie, — de ne pas vous répéter ces cruelles paroles… je les ai, sinon oubliées, du moins pardonnées… Mais le lendemain j’avais quitté la pension avec mon petit trésor… fruit de mes leçons et de mes économies, — ajouta la jeune fille en souriant — c’est grâce à ce trésor que j’ai pourvu aux frais de mon ménage, comme vous dites, madame la comtesse, car dès lors j’ai vécu seule… chez moi. Herminie prononça ce mot chez moi d’un air si gentiment glorieux, important et satisfait, que madame de Beaumesnil, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres et entraînée par le charme de ces confidences ingénues, prit la main de la jeune fille assise, à son chevet et lui dit :

— Je suis sûre… mademoiselle l’orgueilleuse, qu’il est charmant votre chez-vous ?

— Oh ! pour cela, madame… il n’y a rien de trop élégant pour moi…

— Vraiment, voyons… combien de pièces a notre appartement ?

— Une seule… avec une entrée… mais au rez-de-chaussée et cela donne sur un jardin ; c’est tout petit, aussi j’ai pu me permettre un joli tapis, une tenture et des rideaux de perse ; je n’ai qu’un fauteuil, mais il est en velours brodé, par moi bien entendu ; enfin je possède peu de choses, mais ce peu… est, je crois, de bon goût… Ce n’est pas tout, j’avais une ambition et je la réaliserai bientôt…

— Et cette ambition ?

— C’était d’avoir une petite bonne… une enfant de treize ou quatorze ans… que j’aurais retirée d’une position pénible, et qui se fût trouvée heureuse avec moi… Cela s’est rencontré à souhait. On m’a parlé d’une petite orpheline de douze ans… du meilleur cœur et du meilleur caractère, m’a-t-on dit… Aussi, madame la comtesse, jugez combien je serai contente quand je pourrai la prendre à mon service… ce ne sera pas d’ailleurs une folle dépense. Ainsi du moins je ne sortirai plus seule pour aller donner mes