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Puis, craignant de se laisser entraîner trop loin par l’atttait de cette comparaison, madame de Beaumesnil ajouta tristement :

— Pauvre enfant… puisse-t-elle être mieux portante à cette heure !

— Avez-vous donc des inquiétudes sérieuses sur sa santé, madame la comtesse ?

— Hélas ! à l’époque de sa croissance… sa santé s’est profondément altérée… elle a grandi si vite… qu’elle nous a donné beaucoup de craintes… les médecins l’ont envoyée en Italie… où je n’ai pas pu l’accompagner… retenue ici sur ce lit de douleurs… Heureusement ses dernières lettres sont rassurantes… Pauvre chère enfant, elle m’écrit chaque jour une espèce de journal de sa vie… Rien de plus tendre, dé plus touchant que ses naïves confidences… il faudra que je vous fasse lire… quelques passages de ces lettres… Alors vous aimerez Ernestine comme si vous la connaissiez.

— Oh ! je n’en doute pas, madame, et je vous remercie mille fois de cette promesse… — dit Herminie sans cacher sa joie, — et puisque les dernières nouvelles de mademoiselle votre fille sont si rassurantes… n’ayez donc aucune crainte pour elle… madame ; il y a tant de ressources dans la jeunesse ! et que ne peut la jeunesse sous l’influence de ce beau soleil d’Italie, que l’on dit si vivifiant !

Une pensée amère traversa l’esprit de madame de Beaumesnil.

En songeant au coûteux voyage, aux soins extrêmes, aux dépenses considérables nécessités par la faible santé d’Ernestine, la comtesse se demandait, avec une sorte d’effroi, comment Herminie aurait pu faire, pauvre créature abandonnée qu’elle était, si elle se fût trouvée dans la position d’Ernestine, et si, comme à celle-ci, il avait fallu à Herminie, sous peine de périr, ces soins excessifs, ces voyages dispendieux, seulement accessibles aux grandes fortunes.

Alors madame de Beaumesnil ressentit plus vivement que jamais le désir de savoir comment Herminie avait surmonté les difficultés, les hasards de sa position si précaire, si difficile, depuis le moment où la comtesse n’en avait plus eu de nouvelles jusqu’au jour récent où elle avait été rapprochée d’elle par une circonstance inespérée.

Mais comment, sans se trahir, madame de Beaumesnil pouvait-elle provoquer et entendre de telles confidences ? À quelles angoisses elle allait peut-être s’exposer en écoutant le récit de sa fille !

Tels étaient les motifs qui, jusqu’alors, avaient empêché madame de Beaumesnil de demander à Herminie quelques révélations sur sa vie passée.

Mais ce jour-là, soit que la comtesse pressentît que le mieux passager qu’elle éprouvait, et dont elle exagérait de beaucoup l’importance afin de rassurer sa fille, annonçait peut-être une rechute funeste ; soit qu’elle cédât à un sentiment de tendresse irrésistible, encore augmenté par les divers incidens de cette scène, madame de Beaumesnil prit la résolution d’interroger Herminie.


X.


Pendant que madame de Beaumesnil était restée silencieuse, songeant aux moyens d’amener Herminie à quelques révélations sur sa vie, la jeune fille, debout et feuilletant son cahier de musique pour se donner une contenance, attendait que la comtesse l’invitât à se mettre au piano.

— Vous allez me trouver bien fantasque, mademoiselle, — lui dit la comtesse, — car si cela vous était indifférent… je préférerais vous entendre au piano… vers dix heures ; … c’est ordinairement l’heure de ma crise… Peut-être… y échapperai-je aujourd’hui… si ce mieux continue… Dans le cas contraire, je regretterais d’avoir usé trop tôt… d’une ressource qui tant de fois a calmé… mes souffrances… Ce n’est pas tout… après m’avoir trouvée fantasque… je crains que vous ne m’accusiez de curiosité, peut-être même d’indiscrétion.

— Pourquoi cela… madame ?

— Veuillez vous asseoir… là… près de moi, — reprit la comtesse du ton le plus affectueux, et me dire comment il se fait que… si jeune encore… car vous ne devez pas avoir plus de dix-sept ou dix-huit ans ?…

— Dix-sept ans et demi, madame la comtesse.

— Eh bien ! comment se fait-il qu’à votre âge vous soyez si excellente musicienne ?

— Madame la comtesse me juge trop favorablement, j’ai toujours eu beaucoup de goût pour la musique, et j’ai appris facilement le peu que je sais.

— Et quel a été votre professeur ?… où avez-vous été enseignée ?

— J’ai été enseignée dans la pension où j’étais, madame la comtesse…

— À Paris ?

— Je n’ai pas toujours été en pension à Paris, madame.

— Où étiez-vous donc, avant ?

— À Beauvais ; j’y suis restée jusqu’à l’âge de dix ans…

— Et de là ?

— J’ai été mise en pension à Paris, madame.

— Et vous y êtes restée… longtemps ?

— Jusqu’à seize ans et demi.

— Et ensuite ?…

— Je suis sortie… de pension, et j’ai commencé à donner des leçons de chant et de piano…

— Et vous avez…

Puis s’interrompant, madame de Beaumesnil ajouta avec embarras :

— Mais, en vérité, j’ai honte de mon indiscrétion ; … si quelque chose pouvait l’excuser… mademoiselle, ce serait l’intérêt que vous m’inspirez.

— Les questions que madame la comtesse daigne m’adresser sont si bienveillantes, que je suis trop heureuse d’y répondre… avez sincérité.

— Eh bien donc !… à votre sortie de pension… chez qui vous êtes-vous retirée ?

— Chez qui ?… madame la comtesse ?…

— Oui… auprès de quelles personnes ?

— Je ne connaissois personne… auprès de qui me retirer… madame…

— Personne ! !… — dit madame de Beaumesnil avec un courage et un calme héroïques.

— Mais, — reprit-elle, — vos parens ?… votre… famille ?…

— Je n’ai pas de parens… madame la comtesse, — répondit Herminie, avec un courage égal à celui de sa mère, — je n’ai pas de famille…

Puis Herminie se dit à elle-même :

« — Je ne puis plus en douter… elle ignore que je suis sa fille… Sans cela, aurait-elle la force de m’adresser une pareille question ? »

— Alors, — reprit madame de Beaumesnil, — auprès de qui vivez-vous donc ?

— Je vis… seule… madame la comtesse.

— Absolument seule ?

— Oui, madame…

— Et… pardonnez-moi encore cette question, car… à votre âge… une telle position me semble si exceptionnelle… si intéressante… avez-vous toujours suffisamment de leçons ?

— Oh ! oui, madame la comtesse, — répondit bravement la pauvre Herminie.

— Je n’en reviens pas… et vous vivez ainsi toute seule, si jeune !

— Que voulez-vous, madame ? on ne choisit pas sa destinée… on l’accepte ;… puis le courage, le travail aidant, on tâche de se faire une vie, sinon brillante, du moins heureuse.