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que ce cordial que je vous demande… et que vous me refusez… — ajouta madame de Beaumesnil en souriant, — me réconforterait tout à fait, et me permettrait d’entendre encore… un de vos chants, qui tant de fois ont distrait ou calmé… mes douleurs…

— Puisque madame la comtesse l’exige, — dit Herminie, je vais lui donner cette potion.

Et la jeune fille, réfléchissant qu’après tout une dose plus ou moins forte de cordial ne pouvait avoir un fâcheux effet, versa quatre cuillerées de ce réconfortant dans une tasse qu’elle offrit à madame de Beaumesnil.

La comtesse, en prenant la tasse qu’Herminie lui présentait, tâcha de lui toucher la main, comme par mégarde ; puis, tout heureuse de sentir, pour la première fois, sa fille si près d’elle, car celle-ci, courbée au chevet de sa mère, tendait la soucoupe pour y recevoir la tasse, madame de Beaumesnil fut longtemps… bien longtemps… à boire le cordial à petites gorgées ; après quoi elle fit un mouvement de gêne et de fatigue si affecté, qu’elle obligea presque Herminie à lui dire :

— Madame la comtesse est fatiguée ?

— Un peu… Il me semble que si je restais quelques instans sur mon séant, cela me ferait du bien ; mais je suis si faible… que je n’aurai pas la force de me tenir…

— Si madame la comtesse… voulait s’appuyer… sur moi… — dit la jeune fille avec hésitation, — cela pourrait… la délasser un peu…

— J’accepterais, si je ne craignais, en vérité, mademoiselle… d’abuser de votre obligeance…

Répondit madame de Beaumesnil en cachant sa joie de voir le succès de sa ruse maternelle.

Herminie avait le cœur trop gonflé de tendresse et de larmes pour pouvoir répondre ; elle se pencha sur le lit de la malade, et celle-ci, pendant quelques instans, put appuyer sa tête sur le sein de sa fille…

À ce rapprochement, qui pour la première fois de leur vie les mettait, pour ainsi dire, dans les bras l’une, de l’autre, la mère et la fille tressaillirent… leur attitude les empêchait de se voir… sans cela, peut-être, madame de Beaumesnil, malgré son serment sacré, n’aurait pas eu la force de taire plus longtemps son secret, peut-être aussi elle aurait lu dans le regard d’Herminie que celle-ci était instruite du mystère de sa naissance.

Pendant le peu de temps que dura cette scène muette et saisissante entre la mère et la fille :

« — Non, non, pas de criminelle faiblesse, — pensa madame de Beaumesnil, en comprimant les élancemens » de son cœur ; que cette malheureuse enfant ignore toujours ce triste mystère… je l’ai juré… N’est-ce pas pour moi un bonheur inespéré que de jouir de ses soins affectueux, dont elle m’entoure par bonté de cœur, par instinct peut-être !

» — Oh ! plutôt mourir, pensait à son tour Herminie, — plutôt mourir que de laisser soupçonner à ma mère que je sais que je suis sa fille, puisqu’elle a cru devoir me cacher ce secret jusqu’ici… Peut-être, d’ailleurs, l’ignore-t-elle elle-même ?… peut-être est-ce le hasard, seulement le hasard qui, depuis peu de temps, m’a rapprochée de madame de Beaumesnil… peut-être ne suis-je à ses yeux qu’une étrangère. « 

À ces pensées simultanées, la mère et la fille dévorèrent leurs larmes cachées, puisèrent un nouveau courage, l’une dans la religion du serment, l’autre dans une résignation mêlée de délicatesse et d’orgueil.

Merci, mademoiselle, — dit madame de Beaumesnil, sans oser pourtant regarder encore Herminie, — je me trouve un peu délassée.

— Madame la comtesse veut-elle permettre que j’arrange ses oreillers avant qu’elle se couche ? — Oui, mademoiselle, puisque vous avez cette bonté, — répondit madame de Beaumesnil… car ce petit service retenait encore sa fille tout près d’elle pendant quelques secondes.

Mademoisellemadame la comtesse. On ne saurait exprimer l’accent avec lequel cette mère et sa fille échangeaient entre elles ces froides et cérémonieuses appellations, qui jamais ne leur avaient paru plus glaciales.

— Encore merci… mademoiselle, — dit la comtesse en se recouchant, — je me trouve de mieux en mieux, grâce à vos bons soins d’abord… puis sans doute à ce cordial… je dirais presque… moi si faible tout à l’heure… que maintenant je me sens forte… il me semble que j’aurai une bonne nuit…

Herminie jeta un triste regard sur son chapeau et sur son mantelet.

Elle craignait de se voir congédiée au retour de la femme de chambre, car peut-être il ne conviendrait pas à madame de Beaumesnil d’entendre de musique ce soir-là.

Ne voulant cependant pas renoncer à un dernier espoir, la jeune fille dit timidement à sa mère :

— Madame la comtesse… m’avait demandé hier d’apporter quelques morceaux d’Obéron… je ne sais… si elle voudra… les entendre… ce soir ?

— Certainement, mademoiselle, — dit vivement madame de Beaumesnil, — vous savez combien de fois votre chant a apaisé mes souffrances. Et ce soir je me trouve si bien… mais si bien, que vous entendre sera pour moi… non pas un calmant… mais un vrai plaisir…

Herminie regarda de nouveau madame de Beaumesnil, et fut frappée du changement qu’elle remarqua dans sa physionomie naguère encore pâle, abattue, et alors calme, souriante et légèrement colorée.

À cette sorte de métamorphose, les funestes pressentimens de la jeune fille se dissipèrent, l’espoir épanouit son cœur ; elle crut sa mère sauvée, par un de ces reviremens soudains, si fréquens dans les maladies de langueur.

Herminie, tout heureuse, alla prendre son cahier de musique et se dirigea vers le piano.

Au-dessus de ce piano, on voyait le portrait d’une petite fille de cinq ou six ans, jouant avec un magnifique lévrier ; elle n’était pas jolie, mais sa figure enfantine avait un grand charme de douceur et de naïveté.

Ce portrait, fait depuis environ dix ans, était celui d’Ernestine de  Beaumesnil, fille légitime de la comtesse.

Herminie avait deviné, sans qu’elle eût jamais eu besoin de le demander, quel était l’original de ce tableau ; aussi… que de fois, à la dérobée, elle avait jeté un timide et tendre regard sur cette petite sœur… qu’elle ne connaissait pas, qu’elle ne devait peut-être jamais connaître !

Encore sous l’influence d’une émotion récente, Herminie, à la vue de ce portrait, ressentit une impression plus profonde que de coutume ; durant quelques instans elle ne put détacher ses yeux de ce tableau, tandis qu’elle ouvrait machinalement le piano.

Madame de Beaumesnil suivait d’un regard attendri tous les mouvemens de la jeune fille, qu’elle voyait avec bonheur contempler le portrait d’Ernestine.

« — Pauvre Herminie, — pensait la comtesse, — elle a une mère… une sœur… et elle ne doit jamais connaître la douceur de ces deux mots ma sœurma mère… »

Puis, essuyant une larme furtive, madame de Beaumesnil dit tout haut à Herminie toujours attentive devant le portrait:

— C’est… ma fille… quelle douce figure d’enfant !… n’est-ce pas ?

Herminie tressaillit comme si elle eût été surprise en faute, rougit et répondit timidement :

— Pardon… madame… mais… je…

— Oh ! regardez-la… — reprit vivement madame de Beaumesnil, — regardez-la ; quoiqu’elle soit maintenant jeune fille, et bien changée… elle a conservé ce regard si doux, si ingénu ; sans doute, elle est loin d’être belle comme vous, — dit presque involontairement la pauvre mère avec un secret orgueil, et toute heureuse de pouvoir unir ainsi ses deux filles dans une même comparaison, — mais la physionomie d’Ernestine a, comme la vôtre, un charme infini.