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si frêle… si souffrante… Oh ! il n’est pas une mère plus à plaindre que moi !

Et deux larmes brûlantes tombèrent des yeux de madame de Beaumesnil.

— Du courage… tranquillisez-vous, ma sœur, lui dit l’abbé Ledoux d’une voix onctueuse et insinuante, — ne vous désolez pas ainsi… mettez tout votre espoir dans le Seigneur… Sa clémence est grande… il vous tiendra compte d’avoir supporté chrétiennement cette cérémonie sainte… qui n’était, je vous l’ai dit, que de précaution… Dieu soit loué ! votre état, quoique grave, est loin d’être désespéré.

Madame de Beaumesnil secoua mélancoliquement la tête et reprit :

— Je me sens toujours bien faible, mon père, mais plus calme… maintenant que j’ai accompli mes derniers devoirs… Ah ! si je ne pensais pas à mes enfans… je mourrais en paix…

— Je vous comprends, ma sœur, — dit le prêtre, d’une voix doucereuse.

Et comptant, mesurant, pour ainsi dire, les paroles suivantes, tout en observant avec une profonde attention la physionomie de madame de Beaumesnil, l’abbé Ledoux reprit :

— Je vous comprends, ma sœur !… l’avenir de votre fille… légitime… (je ne puis, je ne dois vous parler que de celle-là…) son avenir, dis-je, vous inquiète… et vous avez raison… orpheline, si jeune… pauvre enfant !…

— Hélas ! oui, une mère ne se remplace pas.

— Alors, ma sœur, — reprit lentement l’abbé Ledoux, en couvant la malade des yeux, — pourquoi toujours hésiter… à assurer autant qu’il était en vous l’avenir de cette fille chérie ? pourquoi ne m’avoir pas permis, depuis si longtemps que je vous demande cette faveur, de vous présenter ce jeune homme si pieux… si bon… Ce modèle de sagesse et de vertu, dont je vous ai souvent entretenue ? votre cœur maternel aurait dès longtemps apprécié ce trésor de qualités chrétiennes… et sûre d’avance de l’obéissance de votre fille à vos volontés dernières, vous lui eussiez recommandé par quelques lignes de votre main, que j’aurais remises à cette chère enfant… vous lui eussiez, dis-je, recommandé de prendre pour époux M. Célestin de Macreuse… alors votre fille aurait eu un époux selon Dieu… car…

— Mon père… — dit madame de Beaumesnil en interrompant l’abbé Ledoux, sans pouvoir cacher l’impression pénible que lui causait cet entretien, — je vous l’ai dit… je ne doute pas des qualités de la personne dont vous m’avez souvent parlé… mais ma fille Ernestine n’a pas encore seize ans… je ne veux pas engager ainsi son avenir… en lui prescrivant d’épouser quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Cette chère enfant a pour moi tant de tendresse, tant de respect, qu’elle serait capable de se sacrifier ainsi à ma volonté dernière…

— N’en parlons plus, ma chère sœur, — se hâta de dire l’abbé Ledoux d’un air contrit. — En désignant à votre choix maternel M. Célestin de Macreuse… je n’avais qu’une pensée… celle de vous délivrer de toute inquiétude sur le sort de votre chère Ernestine ; seulement… permettez-moi de vous le dire, ma sœur… vous avez parlé de sacrifices, ah !… craignez au contraire que votre pauvre enfant ne soit un jour sacrifiée à quelque époux indigne d’elle… à un homme impie, débauché, prodigue ! Vous ne voulez pas, dites-vous, influencer d’avance le choix de votre fille… — Mais, hélas ! ce choix, qui ! le guidera, si elle a le malheur de vous perdre ? Seront-ce des parens éloignés, toujours égoïstes ou insoucians ! ou bien, la trop naïve et trop crédule enfant s’abandonnera-t-elle en aveugle à l’impulsion de son cœur ? Et alors… j’en frémis, ma sœur… à quelles déceptions, à quelles irréparables chagrins ne sera-t-elle pas fatalement exposée ? Songez à la foule de prétendants que son immense fortune doit attirer autour d’elle. Ah ! croyez-moi… ma sœur, croyez-moi… prévenez d’avance ces malheurs menaçans… par un choix prudent et sensé…

— Excusez-moi, mon père, — dit madame de Beaumesnil, péniblement émue et voulant mettre un terme à cette conversation, — je me sens très faible… très fatiguée. J’apprécie… d’ailleurs, tout l’intérêt… que vous portez à ma fille, mais j’accomplirai mes devoirs de mère autant qu’il sera en moi ; vos paroles ne seront pas perdues, je vous l’assure… mon père. Que le ciel me donne seulement… la force et le temps… d’agir…

Trop fin, trop rusé pour insister davantage à l’endroit de son protégé, l’abbé Ledoux dit avec componction :

— Priez le Seigneur de vous inspirer, ma sœur… je ne doute pas qu’il ne vous éclaire sur vos devoirs de mère… allons, courage… et espoir. À demain, ma chère sœur.

— Demain… appartient à Dieu, répondit la comtesse…

— Je vais du moins le prier qu’il prolonge vos jours, ma sœur, — répondit le prêtre en s’inclinant, — et il sortit.

À peine eut-il disparu, que la comtesse, sonnant une de ses femmes, lui dit :

— Mademoiselle Herminie est-elle là ?

— Oui, madame la comtesse.

— Priez-la d’entrer.

— Oui, madame la comtesse, — répondit la femme de chambre, en sortant pour accomplir les ordres de sa maîtresse…


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Herminie, pâle et profondément triste, calme en apparence, entra dans la chambre à coucher de madame de Beaumesnil, tenant sous son bras son cahier de musique.

— Madame la comtesse m’a fait demander ? — dit-elle avec déférence…

— Oui, mademoiselle… j’aurais… une grâce à solliciter de vous, répondit madame de Beaumesnil, qui s’ingéniait à trouver des moyens de se rapprocher pour ainsi dire matériellement de sa fille, — je ne désirerais pas pour le moment demander à votre talent, si suave, si expressif, les soulagemens inespérés que je lui ai dus jusqu’ici. Il s’agirait d’autre chose…

— Je suis aux ordres de madame la comtesse, — répondit Herminie en baissant les yeux.

— Eh bien ! mademoiselle, j’ai à écrire… une lettre de quelques lignes… mais je ne sais si la force ne me manquera pas… Je n’ai personne en état de me suppléer… pourriez-vous, au besoin, mademoiselle, me servir ce soir de secrétaire ?

— Avec le plus grand plaisir… madame, dit vivement Herminie.

— Je vous remercie… de votre obligeance.

— Madame la comtesse… veut-elle que je lui donne ce qu’il lui faut pour écrire ?… — demanda timidement Herminie.

— Mille grâces, mademoiselle… — répondit la pauvre mère, qui cependant brûlait d’envie d’agréer l’offre de sa fille, afin de rester plus longtemps seule avec elle, — je vais sonner quelqu’un… je ne voudrais pas que vous prissiez tant de peine…

— Ce n’est pas une peine pour moi, madame… Si vous vouliez bien me dire où je trouverai ce qu’il faut…

— Là… sur cette table… près du piano, mademoiselle… Il faudrait que vous eussiez aussi la bonté d’allumer une bougie… la clarté de cette lampe est insuffisante… Mais en vérité j’abuse de votre complaisance… — ajouta madame de Beaumesnil, pendant que sa fille s’empressait d’allumer la bougie et d’apporter auprès du lit ce qu’il fallait pour écrire.

La comtesse, ayant pris une feuille de pépier à lettre qu’elle plaça sur un buvard posé sur ses genoux, reçut une plume de la main d’Herminie, qui de l’autre tenait un bougeoir.

Madame de Beaumesnil essaya de tracer quelques mots ; mais sa vue affaiblie, jointe à la défaillance de ses forces, l’empêcha de continuer ; la plume s’échappa de sa main tremblante.

Alors s’affaissant sur ses oreillers, la comtesse dit à Herminie en étouffant un soupir et tâchant de sourire :