Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À l’extrémité de cette galerie, Herminie aperçut tous les gens de l’hôtel agenouillés au seuil d’une porte aussi ouverte à deux battans.

Un terrible pressentiment épouvanta la jeune fille…

La veille, à la même heure, lorsqu’elle avait quitté madame de Beaumesnil, celle-ci était dans un état alarmant… mais non désespéré.

Plus de doute… ces lumières, cet appareil solennel, ce lugubre silence, seulement entrecoupé de sanglots étouffés, annonçaient que l’on administrait les derniers sacremens à madame de Beaumesnil… et l’on saura bientôt les liens secrets qui unissaient la comtesse à Herminie.

La jeune fille, éperdue de douleur et d’effroi, sentit ses forces l’abandonner… Elle fut obligée de s’appuyer un instant à l’une des consoles de la galerie ; puis, tâchant de dissimuler ses sentimens et de cacher ses larmes, elle alla d’un pas chancelant rejoindre le groupe des gens de la maison, et s’agenouilla parmi eux et comme eux à peu de distance d’une porte ouverte à deux battans, qui laissait voir l’intérieur de la chambre à coucher de madame de Beaumesnil.


VIII.


Au fond de la chambre à la porte de laquelle venait de s’agenouiller Herminie, parmi les gens de l’hôtel, on voyait, à la faible lueur d’une lampe d’albâtre, madame de Beaumesnil, femme de trente-huit ans environ, d’une pâleur et d’une maigreur extrêmes.

La comtesse, assise dans son lit et soutenue par ses oreillers, avait les mains jointes.

Ses traits, autrefois d’une rare beauté, exprimaient un profond recueillement ; ses grands yeux, jadis d’un bleu vif et pur, semblaient alors ternis ; elle les attachait, avec une sorte de reconnaissance mêlée d’angoisse, sur M. l’abbé Ledoux, prêtre de sa paroisse, qui venait de lui administrer les derniers sacremens.

Un moment avant l’arrivée d’Herminie, madame de Beaumesnil, abaissant encore le ton de sa voix, déjà bien épuisée par la souffrance, disait au prêtre :

— Hélas !… mon père… pardonnez-moi… mais à ce moment… solennel… je ne puis m’empêcher de songer avec plus d’amertume encore à cette pauvre enfant… ma fille aussi… triste fruit d’une faute dont le remords a flétri ma vie…

— Silence… Madame… avait répondu le prêtre qui, jetant un coup d’œil oblique sur le groupe des domestiques, venait de voir Herminie se mettre à genoux comme eux.

— Silence… madame… — reprit l’abbé, — elle est… là…

— Elle ?

— Oui… elle arrive à l’instant ; elle s’est agenouillée parmi vos gens…

En disant ces mots, le prêtre alla discrètement fermer les deux ventaux de la porte, après avoir d’un signe fait entendre aux domestiques que la triste cérémonie était terminée.

— En effet je me le rappelle… hier… lorsque Herminie ma quittée, — reprit madame de Beaumesnil, — je l’ai priée de revenir à cette heure ; mon médecin avait raison… la voix angélique de cette chère enfant, ses chants, d’une suave mélodie, ont souvent apaisé mes douleurs.

— Prenez garde ; — dit le prêtre en revenant et se trouvant seul avec sa pénitente, — madame… soyez prudente…

— Oh ! je le suis, — dit madame de Beaumesnil avec un sourire amer… — ma fille ne soupçonne rien.

— C’est probable, — dit le prêtre, — car le hasard… ou plutôt l’impénétrable volonté de la Providence a rapproché cette jeune fille de vous depuis quelques jours… Sans doute, le Seigneur a voulu vous soumettre à une rude épreuve.

— Bien rude en effet, mon père… car il me faudra abandonner cette vie sans avoir jamais dit… ma fille, à cette infortunée ! Hélas !…j’emporterai dans la tombe… ce triste secret !

— Votre serment vous impose ce sacrifice, madame, c’est un devoir sacré, ! — dit sévèrement le prêtre. — Vous parjurer serait… un sacrilège !…

— Jamais, mon père… je n’ai songé à me parjurer, — répondit madame de Beaumesnil avec abattement, — mais Dieu me punit cruellement… Je meurs… forcée de traiter en étrangère… mon enfant… qui est là… à quelques pas de moi… agenouillée parmi mes gens, et qui doit toujours ignorer que je suis sa mère.

— Votre faute a été grande, madame… L’expiation doit être grande aussi !

— Depuis longtemps elle dure pour moi, cette cruelle expiation… mon père… Fidèle à mon serment, n’ai-je pas eu le courage de ne jamais chercher à savoir ce qu’était devenue cette infortunée ?… Hélas ! sans le hasard qui l’a rapprochée de moi, il y a peu de jours, je mourais sans l’avoir revue depuis dix-sept ans…

— Ces pensées vous sont mauvaises, ma sœur, — reprit pieusement le prêtre ; elles vous ont conduite hier… à une démarche des plus imprudentes…

— Rassurez-vous, mon père, il est impossible que la femme que j’ai envoyé chercher hier… ostensiblement, sans aucun mystère, afin d’éloigner tout soupçon… puisse se douter de l’intérêt que j’avais… à lui demander certains renseignemens… sur le passé… qu’elle seule pouvait donner.

— Et ces renseignemens !

— Ainsi que je m’y attendais, ils m’ont confirmé de la manière la plus irrécusable… ce que je savais… qu’Herminie est ma fille.

— Mais comment compter sur la discrétion de cette femme !

— Elle ignore ce qu’est devenue ma fille depuis seize ans qu’elle a été séparée d’elle…

— Mais… cette femme ne pouvait-elle pas vous reconnaître ?

— Je vous ai confessé, mon père, que j’avais un masque sur la figure lorsqu’Herminie était venue au monde… avec l’aide de cette femme… Et hier, dans mon entretien avec elle… je l’ai facilement persuadée que la mère de l’enfant dont je lui parlais était morte depuis longtemps…

— De ce coupable mensonge il faudra encore que je vous absolve… ma sœur… — reprit sévèrement l’abbé Ledoux, — vous voyez les fatales conséquences de votre criminelle sollicitude pour une créature qui, d’après votre serment, devait vous rester à jamais étrangère…

— Ah ! ce serment que le remords… que la reconnaissance pour le plus généreux pardon m’ont arraché… je l’ai souvent maudit, mais je l’ai toujours tenu… mon père !

— Et cependant, ma sœur, à cette heure encore, toutes vos pensées sont concentrées sur cette jeune fille ?

— Toutes ?… non, mon père… puisque j’ai une autre enfant ; mais, hélas ! puis-je empêcher mon cœur de battre à l’approche d’Herminie… qui est ma fille aussi ! Puis-je empêcher mon cœur de voler au-devant du sien ? Il faut pourtant demander des choses possibles… car enfin si, à force de courage, je parviens à commander à mes lèvres, à mes regards ; à contraindre, à dissimuler tout ce que j’éprouve lorsque je sens Herminie près de moi… je ne peux pas non plus m’empêcher d’être mère !

— Alors, madame, il faut m’écouter, — reprit sévèrement le prêtre. — Il faut interdire à cette jeune fille l’entrée de votre maison… vous avez pour cela des prétextes plausibles ; croyez-moi donc, remerciez-la de ses services… et…

— Jamais, — dit vivement la comtesse, — non jamais je n’aurai ce courage… N’est-ce pas déjà assez malheureux pour moi, mon Dieu ! que mon autre fille… dont la tendresse légitime m’eût été si consolante à cette heure… soit en pays étranger… pleurant son père qu’un terrible accident lui a enlevé… et qui sait ?… peut-être Ernestine aussi se meurt comme moi ! Pauvre petite | elle est partie d’ici…