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s’adressant à la jeune fille, celle-ci, qui se trouvait alors au coin de la rue des Champs-Élysées, s’arrêta, puis après un moment de naïf embarras, car ayant les deux mains occupées, l’une par son parapluie, l’autre par ses cahiers de musique, elle ne pouvait fouiller à sa poche, la jeune fille plaça pour un instant ses cahiers sous le bras de la pauvresse, et lui mit son parapluie dans la main. Ainsi abritées, elle et la mendiante, la jeune fille tira de sa robe une bourse de soie, ôta un de ses gants, prit dans la bourse, qui contenait au plus quatre francs en menue monnaie, une pièce de deux sous, et presque confuse, dit à la mendiante d’une voix d’un timbre enchanteur :

— Tenez, bonne mère… pardonnez-moi de ne pouvoir vous offrir davantage.

Et, jetant un regard attendri sur la figure étiolée du petit être que la mendiante serrait contre son sein, elle ajouta :

— Pauvre cher enfant… que Dieu vous le conserve…

Et, de sa main délicate et blanche, déposant sa modeste aumône dans la main amaigrie que la mendiante lui tendait, et qu’elle trouva moyen de presser légèrement, la jeune fille remit son pauvre vieux petit gant, bien souvent recousu par elle, reprit son parapluie, ses cahiers de musique, jeta un dernier regard de tendre commisération sur la pauvresse, et continua sa route en suivant la rue des Champs-Élysées.

Si nous avons insisté sur les détails de cette aumône, détails peut-être puérils en apparence, c’est qu’ils nous semblent significatifs : ce don, quoique bien minime, n’avait pas été fait avec hauteur ou distraction, la jeune fille ne s’était pas contentée de laisser dédaigneusement tomber une pièce de monnaie dans la main qui l’implorait. Et comprendra-t-on enfin cette nuance, sans doute insaisissable à bien des esprits ! Pour offrir son aumône… la jeune fille s’était dégantée… comme elle eût fait pour toucher la main d’une amie.

Le hasard voulut que M. de Ravil, après avoir reconduit chez lui son ami, légèrement blessé (M. de Mornand demeurait dans le quartier de la Madeleine) ; le hasard voulut, disons-nous, que {{M.|de Ravil} se croisât sur le trottoir de la rue des Champs-Élysées avec la jeune fille. Frappé de sa beauté, de sa tournure distinguée qui contrastait singulièrement avec la plus que modeste apparence de ses vêtemens, cet homme s’arrêta une seconde devant elle, la toisa d’un regard cynique ; puis, lorsqu’elle eut fait quelques pas, il se retourna et la suivit, se disant, en remarquant le cahier de musique qu’elle portait sous son bras :

— C’est quelque vertu du Conservatoire… pour le moment égarée.

La jeune fille entrait dans la rue de l’Arcade, rue alors peu habitée.

De Ravil hâta le pas et, se rapprochant de l’inconnue, il lui dit insolemment :

— Mademoiselle donne sans doute des leçons de musique ? Voudrait-elle venir m’en donner une… à domicile ?

Et il serra le coude de la jeune fille.

Celle-ci, effrayée, poussa un léger cri, se retourna brusquement, et quoique ses joues fussent empourprées par l’émotion, elle jeta sur de Ravil un regard de mépris si écrasant que, malgré son impudence, cet homme baissa les yeux et dit à l’inconnue en s’inclinant devant elle, d’un air de déférence ironique :

— Pardon… madame la princesse… je m’étais trompé…

La jeune fille continua son chemin, affectant, malgré sa pénible anxiété, de marcher tranquillement ; la maison où elle se rendait se trouvant d’ailleurs très proche de là.

— C’est égal, je veux la suivre, — dit de Ravil. — Voyez donc cette donzelle, qui, avec sa mauvaise robe noire, sa musique sous le bras et son parapluie à la main, se donne des airs de duchesse ?…

Cet homme faisait, sans le savoir, une comparaison d’une justesse extrême, car Herminie (la jeune fille s’appelait ainsi et n’avait pas d’autre nom, la pauvre enfant de l’amour qu’elle était), car Herminie, — disons-nous, — était vraiment duchesse, si l’on entend par ce mot résumer cette grâce, cette élégance native que rehausse encore l’indomptable orgueil, naturel à tout caractère délicat, susceptible et fier.

L’on a dit que bien des duchesses, par leurs instincts, par leur extérieur, étaient nées lorettes, et qu’en revanche de pauvres créatures de rien naissaient duchesses par leur distinction naturelle.

Herminie offrait une nouvelle et vivante preuve à l’appui de cette opinion ; les compagnes qu’elle s’était faites, dans son humble condition de maîtresse de chant et de piano, l’avaient familièrement baptisée la duchesse ; celles-ci (et elles étaient en petit nombre) par dénigrement ou par jalousie ; les plus modestes existences, les plus généreux cœurs n’ont-ils pas leurs détracteurs ? celles-là, au contraire, parce qu’elles n’avaient pas trouvé de terme qui exprimât mieux l’impression que leur causaient les manières et le caractère d’Herminie, celle-ci n’étant autre, on le devine facilement, que la jeune fille dont Olivier avait plusieurs fois parlé à Gerald lors de leur dîner chez le commandant Bernard.

Herminie, toujours suivie par de Ravil, quitta la rue de l’Arcade, gagna la rue d’Anjou, heurta à la porte d’un grand hôtel, et y entra, échappant ainsi à la poursuite obstinée du cynique personnage.

— C’est singulier, — dit celui-ci en s’arrêtant à quelques pas, — que diable va faire cette jeune fille à l’Hôtel de Beaumesnil avec sa musique sous le bras ?… Elle ne demeure certainement pas là.

Puis, après un moment de réflexion, de Ravil reprit :

— Mais j’y songe… c’est sans doute le David femelle qui, par le charme de sa musique, va tâcher de calmer les douleurs de madame de Beaumesnil ; quant à celle-ci, l’on ne peut guère la comparer au bon roi Saül que pour ses immenses richesses, dont héritera cette petite Beaumesnil… à l’endroit de qui mon ami Mornand ressent déjà le plus cupide intérêt… Il n’importe : cette jolie musicienne, qui vient d’entrer dans l’hôtel de la comtesse, me tient au cœur… Je vais attendre qu’elle sorte… Il faudra bien que je sache son adresse.

L’expression de tristesse dont le charmant visage d’Herminie était empreint parut augmenter encore lorsqu’elle toucha le seuil de l’hôtel ; passant devant la loge du portier, sans lui parler, comme eût fait une commensale de la maison, elle se dirigea vers le vaste péristyle de cette somptueuse demeure.

Il était encore grand jour ; pourtant, à travers le vitrage des fenêtres, l’on apercevait tout le premier étage splendidement éclairé par les bougies des lustres et des candélabres dorés.

À cet aspect, la surprise d’Herminie se changea en angoisse inexprimable ; elle entra précipitamment dans l’antichambre.

Là, elle ne vit aucun des valets de pied, qui s’y tenaient habituellement.

Le plus profond silence régnait dans cette maison, non pas bruyante d’ordinaire, mais forcément animée par un nombreux domestique.

La jeune fille, dont le cœur se serrait de plus en plus, monta le grand escalier, puis, arrivant au vaste palier, et trouvant les portes des appartemens ouvertes à deux battans, elle put parcourir d’un seul regard cette longue enfilade de pièces immenses et magnifiques.

Toutes étaient brillamment illuminées, mais désertes.

La pâle clarté des bougies, luttant contre les ardens rayons du soleil couchant, produisait un jour faux, étrange, funèbre…

Herminie, ne pouvant se rendre compte de sa poignante émotion, s’avança non sans crainte, traversa plusieurs salons… et s’arrêta brusquement.

Il lui semblait entendre au loin des sanglots étouffés.

Enfin elle arriva à l’entrée d’une longue galerie de tableaux formant équerre avec les pièces qu’elle venait de parcourir.