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remémoratifs à l’aide desquels on aide à sa mémoire en certaines circonstances…

— Je ne vous comprends pas du tout, monsieur.

— Vous m’accordez bien que souvent l’on met un petit morceau de papier dans sa tabatière, ou, si l’on ne prise pas, que l’on fait un nœud à son mouchoir, afin de se rappeler… un rendez-vous, une promesse ?

— Oui, monsieur… ensuite ?

— J’ai donc tout lieu d’espérer que, moyennant la piqûre que je viens de vous faire au bras, en guise de remémoratif, la date de ce jour ne sortira jamais de votre mémoire ?

— Et quel intérêt, monsieur, avez-vous à ce que je n’oublie pas la date de cette journée ?

— Mon Dieu… c’est bien simple… Je désirais fixer la date de ce jour dans votre souvenir d’une manière ineffaçable… parce qu’il est possible… que plus tard j’aie à vous rappeler tout ce que vous avez dit dans cette matinée

— Me rappeler tout ce que j’ai dit aujourd’hui ?

— Oui, monsieur, tout ce que vous avez dit en présence de témoins irrécusables, que j’invoquerais au besoin.

— Je vous comprends de moins en moins, monsieur…

— Je ne vois, quant à présent, aucun avantage à ce que vous me compreniez mieux, mon cher monsieur ; vous me permettrez donc d’avoir l’honneur de vous présenter mes très humbles civilités et d’aller dire adieu à Gerald.

Il est facile de le deviner : la cause réelle de la provocation de M. de Maillefort à M. de Mornand était la façon insultante avec laquelle ce dernier avait parlé de madame de Beaumesnil, car ses soupçons ne le trompaient pas… c’était le bossu qui, invisible, et entendant les grossières paroles de M. de Mornand, avait crié : Misérable

Maintenant, pourquoi M. de Maillefort, toujours d’une si franche hardiesse, avait-il dû employer un moyen détourné, se servir d’un futile prétexte pour venger l’insulte faite à madame de Beaumesnil ? dans quel but voulait-il pouvoir rappeler plus tard à M. de Mornand la date de cette journée, et lui demander peut-être compte de tout ce qui avait été dit devant des témoins irrécusables ?

C’est ce qu’éclaircira la suite de ce récit.

Le marquis de Maillefort venait de prendre congé de Gerald, lorsqu’un des gens de sa mère lui remit la lettre suivante, qu’Olivier lui écrivait le matin même.


« Mon bon Gerald, l’homme propose et Dieu dispose (pardon de la sentence) ; or donc, hier soir, le bon Dieu, prenant la forme de mon brave maître maçon, a décidé que je m’en irais pendant quinze jours ou trois semaines, à six lieues d’ici ; cela me contrarie fort, car notre bonne partie d’après-demain ne pourra pas avoir lieu.

» Sérieusement voici ce qui arrive : mon maître maçon est peu fort sur le calcul ; il s’est tellement embrouillé dans ses comptes en faisant le relevé de travaux exécutés dans un château près de Luzarches, qu’il lui est impossible de se reconnaître au milieu de ses notes, et à moi de porter la moindre lumière dans ces ténèbres ; il faut donc que nous allions procéder à une foule de toises, dont je prendrai note afin d’éviter de nouveaux logogriphes ; ce travail m’oblige à une assez longue absence ; du reste, mon maître maçon est un ancien sergent du génie, brave et honnête homme, simple, naturel ; et tu sais que la vie est facile avec des gens de cette nature ; ce qui m’a encore engagé à aller l’assister, c’est qu’autant que j’en ai pu juger, il se trompe à son désavantage ; la chose est rare, je ne suis pas fâché d’aider à la constater.

» Je quitte mon bon oncle (dis ?… quel cœur d’or !) avec une terrible anxiété… Madame Barbançon, ramenée chez nous par la belle voiture de la comtesse de Beaumesnil, est depuis hier dans un état alarmant… surtout pour les modestes repas de mon oncle ; elle n’a pas une seule fois prononcé le nom de Buonaparte, elle est tout mystère ; elle s’arrête pensive dans le jardin, et inactive dans sa cuisine… elle nous a donné ce matin du lait tourné et des œufs durs.

 » Donc, avis à toi, mon bon Gerald, s’il te prend fantaisie d’aller manger à l’ordinaire du vieux marin. Du reste, évidemment, madame Barbançon brûle du désir de s’entendre interroger sur l’incident d’hier soir, afin d’être amenée à une indiscrétion. Tu juges combien mon oncle et moi nous sommes au contraire réservés à ce sujet, par cela même qu’il y a quelque chose de singulier, de curieux même dans l’aventure.

» Si, pendant mon absence, tu peux disposer d’un moment, va voir… mon oncle… tu lui feras le plus grand plaisir… car je vais bien lui manquer. Je ne puis te dire combien il t’aime déjà ; pauvre et digne soldat !… Quelle ineffable bonté ! quel cœur droit il y a sous cette simple enveloppe !… Ah ! mon cher Gerald, je n’ai jamais ambitionné la fortune ; mais je tremble en pensant qu’à son âge, et avec ses infirmités, mon oncle aura de plus en plus de peine à vivre de sa petite retraite… malgré toutes les privations qu’il supporte courageusement… Et s’il allait tomber malade ?… car deux de ses blessures se rouvrent souvent… et, pour les pauvres gens, c’est si cher la maladie !… Tiens, Gerald, cette pensée est cruelle.

» Pardon, mon ami, mon frère… — j’ai commencé cette lettre gaîment… la voici qui devient triste…

» Adieu, Gerald, à bientôt. Écris-moi à Luzarches, poste restante.

» À toi de tout et bon cœur

 » Olivier Raymond »


VII.


Le soir du jour où avait eu lieu le duel de M. de Maillefort, vers les sept heures et demie, alors que le soleil commençait de décliner au milieu de nuages sombres, épais, qui présageaient une soirée pluvieuse, car déjà tombaient quelques rares mais larges gouttes de pluie, une jeune fille traversait la place de la Concorde, se dirigeant vers le faubourg Saint-Honoré.

Cette jeune fille portait sous son bras gauche deux cahiers de musique dont les reliures fanées attestaient les longs services ; à la main droite elle avait un petit parapluie dont elle s’abritait ; sa mise, des plus modestes, se composait d’une robe de soie noire, d’un mantelet de pareille étoffe, et, quoique le printemps fût déjà avancé, d’un chapeau de castor gris noué sous son menton par un large ruban ; quelques légers flocons de cheveux d’un blond charmant, agités par le vent, débordaient la passe étroite du petit chapeau de cette jeune fille, et encadraient un frais visage de dix-huit ans au plus, alors empreint d’une profonde tristesse, mais rempli de grâce, de modestie et de dignité ; cette dignité, pour ainsi dire native, se retrouvait encore dans l’expression mélancolique et fière des grands yeux bleus de cette jeune fille ; sa démarche était élégante, légère, et quoique son ample mantelet dissimulât sa taille, elle semblait aussi parfaite que souple et dégagée. Enfin, bien que ses vêtemens annonçassent leur vétusté par la mollesse de leurs plis et par une espèce de lustre terne (si l’on peut employer cette antithèse), ils étaient si merveilleusement propres, et portés avec une si rare distinction, que l’on oubliait leur quasi-pauvreté.

La jeune fille, voulant traverser un ruisseau, releva un peu sa robe ; aussi, lorsqu’elle avança son joli pied, chaussé de brodequins bien cirés, à semelle un peu épaisse, elle laissa voir un bas de coton d’une blancheur de neige et le bord d’un jupon non moins éblouissant, bordé d’un petit tulle de coton.

Une pauvre femme, tenant un enfant entre ses bras, ayant murmuré quelques mots d’une voix implorante en