Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/175

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

château, qu’à leur direction David devina sans peine l’objet qu’ils fixaient incessamment, et se dit :

— Quelles amères pensées éveille donc chez ce pâle et bel adolescent la vue du château de Pont-Brillant, qu’il ne quitte pas du regard ?

Soudain l’attention de David fut distraite par un bruit de fanfares ; ce bruit, d’abord assez éloigné, se rapprocha de plus en plus dans la direction du Mail.

Au bout de quelques instans cette promenade, où se trouvaient déjà un assez grand nombre de curieux, fut à peu près remplie d’une foule impatiente d’admirer le cortége de vénerie, hommage rendu à saint Hubert par le jeune marquis.

L’attente générale ne fut pas déçue, les sons éclatans des trompes devinrent de plus en plus bruyans, et une brillante cavalcade traversa le Mail…

La marche s’ouvrait par quatre piqueurs à cheval, en grande livrée à la française, de couleur chamois, à collet et paremens cramoisi, galonnée d’argent sur toutes les failles, tricorne en tête, couteau de chasse au côté ; ces gens d’équipage sonnaient tour à tour les fanfares de la Saint-Hubert, du cerf dix cors, et enfin ce qu’on appelle en langue de vénerie la retraite prise (c’est-à-dire que l’animal que l’on a chassé a été forcé).

Puis venaient une centaine de grands chiens courans, superbes bâtards anglais, portant au cou, toujours en l’honneur de saint Hubert, de gros nœuds de rubans chamois et cramoisi (couleur de la livrée du maître de l’équipage), rubans quelque peu effilés ou déchirés par les ronces et les broussailles traversées durant la chasse.

Six valets de chiens, à pied, aussi en grande livrée, chaussés de bas de soie et de souliers à boucles d’argent, couteau de chasse en sautoir, suivaient la meute, et, la trompe en main, répétaient, en manière d’écho, les fanfares des piqueurs.

Un fourgon de chasse, conduit en Daumont, venait ensuite, servant de char funèbre à un magnifique cerf dix cors gisant sur un lit de feuillage, et dont les énormes andouillers étaient ornés de longs rubans flottans, aussi chamois et cramoisi.

Derrière ce fourgon s’avançaient les chasseurs, tous à cheval, les uns en redingote écarlate, les autres courtoisement vêtus d’un uniforme de vénerie pareil à celui du jeune marquis de Pont-Brillant.

Deux calèches, attelées chacune de quatre magnifiques chevaux, pleins de sang et d’ardeur, menées en Daumont par de petits postillons en veste de satin chamois, suivaient les chasseurs. Dans l’une de ces voitures se trouvaient la marquise douairière, ainsi que deux jeunes et charmantes femmes en habit de cheval, portant galamment sur l’épaule gauche une aiguillette de rubans aux couleurs de Pont-Brillant, car elles avaient suivi la chasse jusqu’à l’hallali du cerf.

L’autre calèche, ainsi qu’un phaéton et un élégant char à bancs, étaient occupés par des femmes non chasseresses et par plusieurs hommes qui, en raison de leur âge, avaient été simples spectateurs de la chasse.

Enfin, des chevaux de main et de relais, aux couvertures richement armoriées, et conduits par des palefreniers à cheval, terminaient le cortége.

La tenue parfaite de cette vénerie, la race des chiens et des chevaux, la richesse des livrées, l’excellent goût des attelages, la tournure distinguée des chasseurs, la jolie figure et l’élégance des femmes qui les accompagnaient, eussent été partout très justement remarqués ; mais pour les badauds de la petite ville de Pont-Brillant, ce cortége était un véritable spectacle, une sorte de marche d’opéra, où rien ne manquait, ni musique, ni costumes, ni solennel appareil ; aussi, dans leur admiration naïve, les plus enthousiastes, ou les plus politiques de ces citadins (bon nombre d’entre eux étaient fournisseurs du château), crièrent : Bravo, monsieur le marquis ! et battirent des mains avec transport.

Malheureusement, cette pompe triomphale fut un moment troublée par un accident qui arriva presque sous les fenêtres de la maison du docteur Dufour.

L’on n’a pas oublié le vénérable cheval de labour qui avait amené madame Bastien dans une modeste voiture, et sur la sagesse duquel on avait cru pouvoir assez compter pour le laisser, tout attelé et les guides sur le cou, rangé au long de la maison du médecin.

Ce digne cheval méritait cette confiance ; il l’eût comme toujours justifiée, sans la circonstance insolite du cortége de la Saint-Hubert.

Aux premières fanfares, le campagnard se contenta de dresser les oreilles, et resta paisible ; mais lorsque le cortége eut commencé de défiler devant lui, le retentissement des trompes, les bravos des spectateurs, les cris des enfans, les aboiemens des chiens, la vue de ce grand nombre de chevaux, tout enfin concourut à faire sortir le digne vétéran du labour de son calme et de sa sagesse habituelle ; hennissant soudain, comme aux plus beaux jours de sa jeunesse, il éprouva le malencontreux désir de se joindre à la troupe dorée qui traversait le Mail.

En deux ou trois bonds, le laboureur joignit en effet la brillante cavalcade, entraînant après soi le vieux cabriolet, et faisant refluer la foule sur son passage.

Une fois au milieu du cortége, le cheval se cabra violemment, et, se tenant un instant sur ses pieds de derrière, il se mit à jouer, comme on dit, de l’épinette avec ses pieds de devant, s’abandonnant à cette joyeuseté incongrue justement au-dessus de la calèche où se trouvait la marquise douairière de Pont-Brillant ; celle-ci, épouvantée, se renversa en arrière, en agitant son mouchoir et en poussant des cris aigus, ainsi que ses compagnes.

À ces clameurs, le jeune marquis se retourna, fit faire une volte et un bond énorme à sa monture avec autant de grâce que de hardiesse ; puis, à grands coups de fouet de chasse, il eut bientôt fait sentir au vénérable et trop guilleret laboureur l’impertinence de ces familiarités, dure leçon qui fut accueillie par les éclats de rire et par les applaudissemens de plusieurs spectateurs charmés de la bonne mine et de l’aisance cavalière de Raoul de Pont-Brillant.

Quant au pauvre vieux cheval, sentant ses torts, et regrettant sans doute l’indigne abus de confiance dont il venait de se rendre coupable, il revint de lui-même, et tout piteux, reprendre humblement sa place à la porte de la maison du docteur, au milieu des huées du public, pendant que le cortége de la Saint-Hubert finissait de traverser la promenade.

Frédérik Bastien, de la fenêtre où il se trouvait, avait assisté à cette scène…


VIII.


Dès l’entrée du cortége sur le Mail, la contenance, la physionomie de Frédérik avaient subi une transformation si étrange, que David, d’abord attiré vers la croisée par le bruit des fanfares, s’était brusquement arrêté, ne songeant plus qu’à contempler avec une surprise croissante cet adolescent dont les traits, malgré leur rare beauté, étaient devenus presque effrayans.

En effet, au sourire amer qui, un instant auparavant, contractait les lèvres de Frédérik, pendant qu’il regardait au loin le château, avait succédé, lors de l’apparition du cortége de la Saint-Hubert, une expression de douloureuse surprise ; mais quand vint à passer, au milieu des acclamations d’un grand nombre de spectateurs, Raoul de Pont-Brillant, vêtu de son élégant habit de vénerie, galonné d’argent, et montant avec une grâce parfaite son superbe cheval de chasse noir comme l’ébène, les traits de Frédérik devinrent d’une lividité jaunâtre… tandis que, appuyées sur la barre d’appui de la fenêtre, ses deux mains