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jeune marquis Raoul de Pont-Brillant, qui depuis le matin fêtait le grand saint Hubert en forçant un cerf dix-cors dans la forêt voisine ; pour plus de solennité, les chasseurs devaient passer triomphalement par Pont-Brillant, pour retourner au château de ce nom, situé à peu de distance de la petite ville qu’il dominait au loin de sa masse imposante.

Lesdits oisifs, commençant à s’impatienter d’une assez longue attente, virent s’arrêter à la porte du docteur Dufour un large cabriolet de campagne, à la caisse d’une couleur douteuse, attelé d’un vieux cheval de labour, aux harnais rustiques, çà et là rajustés avec des cordes.

Frédérik Bastien, sortant le premier de cette modeste voiture, dont il avait été le conducteur, offrit l’aide de son bras à sa mère qui descendit légèrement du marchepied.

Le vieux cheval, d’une sagesse éprouvée, fut laissé en toute confiance attelé au cabriolet, les guides sur le cou, et seulement rangé par Frédérik au long de la maison du médecin, chez qui madame Bastien et son fils entrèrent aussitôt.

Une vieille servante les précéda dans un salon situé au premier étage, et dont les fenêtres s’ouvraient sur la promenade publique de Pont-Brillant.

— Monsieur le docteur Dufour peut-il me recevoir ? demanda madame Bastien à la servante.

— Je crois que oui, madame ; seulement monsieur est en ce moment avec un de ses amis qui loge ici depuis plusieurs jours, et qui doit ce soir partir pour Nantes… mais, c’est égal, je vais toujours prévenir monsieur… que veus êtes là, madame.

— Je vous serai très obligée, — répondit madame Bastien restée seule avec son fils.

L’Envie, exaspérée par la jalousie (l’on n’a pas oublié les justes louanges ingénuement données à la parfaite courtoisie du jeune marquis de Pont-Brillant par madame Bastien), avait depuis un mois fait de nouveaux et effrayans ravages dans le cœur de Frédérik ; son état maladif avait tellement empiré depuis un mois qu’on l’eût à peine reconnu ; son teint n’était plus seulement pâle, mais jaune et bilieux… Ses joues creuses, ses grands yeux renfoncés brillant d’un éclat fébrile, le sourire amer qui contractait presque toujours ses lèvres, donnaient à ses traits une expression à la fois souffrante et farouche… Ses mouvemens, brusques, nerveux ; sa voix brève, souvent impatiente, quelquefois dure, achevaient un pénible et frappant contraste entre ce que ce malheureux enfant était alors et ce qu’il avait été jadis.

Marie Bastien semblait profondément abattue, découragée ; son visage, empreint d’une douloureuse mélancolie, rendait son angélique beauté plus touchante encore.

À la douce et joyeuse familiarité, à la tendresse expansive qui régnaient autrefois entre la mère et le fils, succédait une froide réserve de la part de Frédérik. Marie, brisée par de mortelles angoisses, s’épuisait à chercher la cause du malheur qui la frappait dans son enfant ; elle commençait à craindre que monsieur Dufour ne se fût trompé en attribuant à une crise naturelle la perturbation, de plus en plus alarmante, qui se manifestait chez Frédérik, au physique et au moral.

Aussi, madame Bastien venait-elle consulter, à ce sujet, monsieur Dufour, qu’elle n’avait pas vu depuis assez longtemps, le digne docteur étant retenu à Pont-Brillant par les devoirs et les doux plaisirs d’une amicale hospitalité.

Après avoir tristement contemplé son fils, Marie lui dit presque avec crainte, comme si elle eût redouté de l’irriter :

— Frédérik, puisque tu m’as accompagnée chez notre ami monsieur Dufour que je désirais consulter… pour moi… nous pourrions par la même occasion lui parler de toi…

— C’est inutile… ma mère… je ne suis pas malade…

— Mon Dieu… peux-tu dire cela ?… Cette nuit encore… n’a été pour toi qu’une longue insomnie, mon pauvre cher enfant… j’ai été plusieurs fois voir si tu dormais… je t’ai toujours trouvé éveillé, agité…

— Toutes les nuits je suis ainsi…

— Hélas !… je le sais… et c’est cela et d’autres choses encore qui m’inquiètent beaucoup…

— Tu as tort de t’inquiéter, ma mère… cela se passera…

— Je t’en supplie, Frédérik, consultons monsieur Dufour… n’est-ce pas notre meilleur ami ?… dis-lui ce que tu ressens… écoute ses conseils…

— Encore une fois, je n’ai pas besoin de la consultation de monsieur Dufour, — reprit l’adolescent avec impatience — je te déclare d’avance que je ne répondrai à aucune de ses questions…

— Mon enfant… écoute-moi…

— Mon Dieu… ma mère, quel plaisir trouvez-vous donc à me tourmenter ainsi ? — s’écria-t-il en frappant du pied, — je n’ai rien à dire à monsieur Dufour… je ne lui dirai rien… vous savez si j’ai du caractère…

La servante du médecin, entrant alors, dit à madame Bastien :

— Monsieur le docteur vous attend dans son cabinet, madame.

Après avoir jeté sur son fils un regard navrant, la jeune mère dévora ses larmes, et suivit la servante du docteur.

Frédérik, seul dans le salon, s’accouda sur la barre de la fenêtre ouverte, qui donnait, nous l’avons dit, sur la promenade de la petite ville ; au delà des boulevards qui la bordaient, s’étageaient quelques collines baignées par la Loire, tandis qu’à l’horizon, et dominant la forêt dont il était entouré, s’élevait le château de Pont-Brillant, alors à demi voilé par les brumes de l’automne.

Après avoir machinalement erré çà et là, les regards de Frédérik s’arrêtèrent sur le château…

À cette vue l’adolescent tressaillit… ses traits se contractèrent, s’assombrirent encore, et, toujours accoudé sur l’appui de la fenêtre, il resta plongé dans une rêverie profonde.

Telle était la préoccupation du fils de madame Bastien qu’il ne vit ni n’entendit entrer dans la pièce où il se trouvait un second personnage qui, un livre à la main, s’assit dans un coin du salon sans paraître non plus remarquer l’adolescent.

Henri David, c’était le nom de ce nouveau venu, était un homme de trente-cinq ans environ, d’une taille svelte et élevée ; ses traits, énergiquement accentués, depuis longtemps brunis par l’ardeur du soleil tropical, ne manquaient pas de charme, dû peut-être à leur expression de mélancolie habituelle ; son front grand et un peu dégarni, quoique encadré d’une chevelure brune et bouclée, semblait annoncer des habitudes méditatives ; ses yeux noirs, vifs, surmontés de sourcils bien arqués, avaient un regard à la fois pensif, doux et pénétrant.

David, au retour d’un long voyage, était venu passer quelques jours chez le docteur Dufour, son meilleur ami. Il devait repartir le soir même pour Nantes, où il allait s’embarquer afin d’entreprendre une nouvelle et lointaine pérégrination.

Frédérik, toujours accoudé à la fenêtre, ne quittait pas des yeux le château de Pont-Brillant.

Assis dans le salon et continuant sa lecture, Henri David, ayant posé son livre sur son genou, pour réfléchir sans doute, leva la tête, et, pour la première fois, remarqua l’adolescent, qu’il voyait de profil…

Aussitôt il tressaillit… On eût dit qu’un souvenir, à la fois cher et douloureux, déchirait de nouveau son cœur à l’aspect de Frédérik, car deux larmes brillèrent un moment dans le regard attendri de David… Puis, passant sa main sur son front, comme pour chasser d’accablantes pensées, il se prit à contempler l’adolescent avec un indéfinissable intérêt. D’abord frappé de la rare beauté de ses traits, il remarqua bientôt, non sans surprise, leur expression navrante et sombre.

Les yeux de Frédérik s’attachaient si obstinément sur le