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dirait que tu renais à ce bon air tiède… je suis sûre que tu te sens mieux.

— Oui… mère…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — dit madame Bastien en joignant les mains dans une sorte d’invocation, — quel bonheur… si c’était la fin de ton malaise… mon Frédérik !

La jeune femme, en joignant ainsi ses mains, fit, par la vivacité de son mouvement, tomber à terre et derrière elle, sans le remarquer, son léger mantelet de soie qu’elle avait jusqu’alors maintenu sur ses épaules dont il venait de glisser.

Frédérik ne s’aperçut pas non plus de la perte que venait de faire madame Bastien, et reprit :

— Je ne sais pourquoi… j’espère comme toi… mère… que c’est peut-être la fin de mes souffrances…

— Oh ! si tu espères… aussi… toi.. nous sommes sauvés, — s’écria-t-elle joyeusement. — Monsieur Dufour me l’a bien dit… cet étrange et douloureux malaise causé par l’âge de croissance… disparaît souvent aussi subitement qu’il est venu… on sort de là comme d’un mauvais songe… et la santé revient par enchantement…

— Un songe ! — s’écria Frédérik en regardant sa mère avec une expression indéfinissable, — oui, tu as raison, mère !… c’était un mauvais songe…

— Mon enfant… qu’as-tu donc ? tu parais vivement ému… mais cette émotion… est douce… n’est ce pas ?… oh ! je le vois à ta figure.

— Oui… elle est douce… bien douce… si tu savais…

Frédérik ne put achever.

Un bruit croissant, que dans leur préoccupation, Marie et son fils n’avaient pas jusqu’alors remarqué, les fit se retourner.

À quelques pas derrière eux, ils virent s’avancer à leur rencontre, sur le chemin gazonné, un cavalier, tenant à la main le mantelet de madame Bastien.

Arrêtant alors son cheval, qu’un domestique de sa suite s’empressa de venir prendre, ce cavalier mit lestement pied à terre, et s’avança vers la jeune femme ; — il tenait son chapeau d’une main et le mantelet de l’autre. S’inclinant alors respectueusement devant madame Bastien, il lui dit avec une grâce et une courtoisie parfaites :

— Madame… j’ai vu de loin ce mantelet glisser de vos épaules… je suis trop heureux de pouvoir vous le rapporter.

Puis, après un nouveau et profond salut, ayant le bon goût de se dérober aux remerciemens de madame Bastien, le cavalier alla rejoindre son cheval, se remit en selle, et, par un raffinement de respectueuse déférence, faisant dévier sa monture de la route, au moment où il passa devant madame Bastien, il suivit la lisière d’un champ comme s’il eût craint d’effrayer la jeune femme par le voisinage de son cheval ; puis il salua de nouveau en passant devant elle et poursuivit sa route au pas.

Ce cavalier, à peu près de l’âge de Frédérik, d’une jolie figure et de la tournure la plus élégante, avait montré tant de savoir-vivre et de politesse, que madame Bastien le suivit un instant des yeux et dit naïvement à son fils :

— Il est impossible d’être plus poli et de l’être avec une meilleure grâce… n’est-ce pas, Frédérik ?

Au moment où madame Bastien adressait cette question à son fils, passait le petit groom en livrée qui suivait le cavalier, et qui, comme lui, montait un magnifique cheval de pur sang. L’enfant, sévère observateur de l’étiquette, avait attendu en place pour se remettre à la suite de son maître qu’il y eût entre eux une distance de vingt-cinq pas.

Madame Bastien fit au groom un signe de la main, signe auquel l’enfant s’arrêta :

Voulez-vous, je vous prie, — lui demanda la jeune femme, — me dire le nom de votre maître ?

Monsieur le marquis de Pont-Brillant, madame, — répondit le groom avec un accent anglais très prononcé.

Puis, voyant de loin son maître prendre le trot, l’enfant s’éloigna rapidement à cette même allure.

— Frédérik, — dit Marie, en se retournant vers son fils, — tu as entendu ?… C’est monsieur le marquis de Pont-Brillant… Ne trouves-tu pas qu’il est charmant !… cela fait plaisir de voir la fortune et la noblesse si bien représentées… n’est-ce pas, mon enfant ?… Être si grand seigneur et si parfaitement poli, c’est tout ce que l’on peut désirer… Mais tu ne me réponds rien, Frédérik ?… Frédérik ! — ajouta madame Bastien avec une soudaine inquiétude, — qu’as-tu donc ?

— Je n’ai rien, ma mère… dit-il d’un ton glacial.

— Je vois bien, moi, que tu as quelque chose… tu n’as plus la même figure que tout à l’heure… tu parais souffrir… Mon Dieu ! comme tu es devenu pâle !

— C’est que le soleil s’est caché… tout à l’heure… et… j’ai froid.

— Alors… rentrons… mon pauvre enfant, rentrons vite… Pourvu que le mieux que tu ressentais continue…

— J’en doute… ma mère.

— Tu en doutes ?… de quel air tu me dis cela !

— Je dis… ce qui est…

— Mais tu te sens donc moins bien, mon cher enfant ?

— Oh ! beaucoup moins bien… — ajouta-t-il avec une sorte de farouche amertume, — c’est une rechute… une rechute complète… je le sens… mais c’est le froid, sans doute…

Et ce malheureux, jusqu’alors d’une angélique bonté, et qui avait toujours adoré sa mère, se plaisait cette fois, avec une joie cruelle, à augmenter les inquiétudes de la jeune femme…

Il se vengeait ainsi de la douleur atroce que lui avaient causée les louanges que, dans sa généreuse franchise, Marie venait de donner à Raoul de Pont-Brillant.

Oui, car la jalousie, sentiment jusqu’alors aussi inconnu de Frédérik que l’envie l’avait été naguère, venait exaspérer ses ressentimens contre le jeune marquis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mère et le fils regagnèrent leur maison.

Madame Bastien dans une angoisse inexprimable, Frédérik dans un morne silence, songeant avec une rage sourde qu’il avait été sur le point d’avouer à sa mère le honteux secret dont il rougissait… et cela au moment même où celle-ci accordait tant d’éloges au marquis de Pont-Brillant qu’il poursuivait déjà de sa haineuse envie

Cette dernière et sanglante comparaison dans laquelle le fils de madame Bastien se sentait encore écrasé… changea en une haine ardente, implacable, l’aversion presque passive que lui avait jusqu’alors inspirée Raoul de Pont-Brillant.


VII.


La petite ville de Pont-Brillant, ancienne mouvance féodale, est située à quelques lieues de Blois, non loin de la Loire.

Une promenade appelée le Mail, ombragée de grands arbres, borne Pont-Brillant au midi ; quelques maisons sont bâties sur le côté gauche de ce boulevard, qui sert aussi de champ de foire, à diverses époques de l’année.

Le docteur Dufour habitait une de ces maisons.

Environ un mois s’était écoulé depuis les événemens que nous avons rapportés.

Vers le commencement du mois de novembre, le jour de la Saint-Hubert, patron des chasseurs (prononcez Sain-Hubert, si vous voulez paraître quelque peu veneur), les oisifs de la petite ville étaient rassemblés sur le Mail, vers les quatre heures de l’après-midi, afin d’assister à une espèce de cortége cynégétique ou de retour de chasse du