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Pour la première fois de sa vie, son fils la blessait au cœur.

À la vue des pleurs de Marie, Frédérik, éperdu, se jeta à son cou, la couvrit de caresses et de larmes, en murmurant d’une voix entrecoupée :

— Oh ! pardon… mère… pardon…

À ces mots, partis du fond de l’âme, à ce cri empreint d’un repentir déchirant, madame Bastien se reprocha la douloureuse impression qu’elle venait de ressentir, elle se reprocha jusqu’à ses larmes ; ne devait-elle pas tenir compte de la situation maladive de Frédérik, seule cause d’un mouvement de brusquerie dont il se repentait si amèrement ?

Aussi la jeune femme, couvrant à son tour Frédérik de baisers passionnés, à son tour aussi lui demanda pardon.

— Pauvre enfant, — lui dit-elle, — tu souffres, la douleur rend nerveux… irritable. J’ai eu tort de m’affecter d’une impatience involontaire, dans laquelle ton cœur n’était pour rien…

— Non… oh ! non… mère… je te le jure…

— Je te crois, va… est-ce que je peux douter de toi, mon Frédérik ?…

— J’ai déchiré ces pages… vois-tu, mère, — reprit-il avec un certain embarras, car il mentait, — j’ai déchiré ces pages… parce que… parce que… j’en étais mécontent ; c’était plus mauvais que tout ce que j’ai essayé d’écrire depuis que… je ressens ce malaise… ce découragement sans cause…

— Et moi, mon enfant… en te voyant pour la première fois depuis longtemps… travailler avec animation… j’ai été si contente, que je n’ai pu résister au désir de lire bien vite ce que tu écrivais… Mais ne parlons plus de cela, mon Frédérik, bien que je sois certaine que tu as été trop sévère pour toi-même.

— Non… je t’assure…

— Je te crois… et puisque le travail te pèse… veux-tu que nous sortions un peu ?

— Mère, — répondit Frédérik avec accablement, — le temps est si triste !… Vois… ce ciel gris !

— Allons, cher paresseux, — répondit madame Bastien, en souriant doucement, — est-ce que pour nous il est des temps tristes ? est-ce que pour nous le brouillard de l’automne… la neige de l’hiver… n’ont pas leur charme ? est-ce que nous ne sommes pas habitués à gaiement affronter, bras dessus bras dessous, la brume et la froidure ? Allons… viens !… cette promenade te fera du bien… Depuis deux jours nous ne sommes pas sortis… C’est honteux ! nous, autrefois si intrépides marcheurs !

— Je t’en prie… laisse-moi là, — répondit Frédérik, cédant à une insurmontable apathie, — je ne me sens pas le courage de faire un pas.

— Et c’est justement cette dangereuse langueur que je veux combattre… Allons… mon pauvre cher indolent… un peu de résolution ; viens du côté de l’étang, tu me feras faire une jolie promenade sur l’eau dans notre batelet. Cet exercice de la rame, que tu aimes tant, te fera du bien…

— Je n’en aurais pas la force… ma mère.

— Eh bien, tu ne sais pas ? les bûcherons ont dit ce matin à André qu’il y avait un beau passage de vanneaux ; emporte ton fusil… nous irons du côté des bruyères de ïa Sablonnière… cela t’amusera… et moi aussi ; tu es si adroit que je n’ai jamais eu peur de te voir manier ton fusil !

— Je t’assure… que je n’aurais aucun plaisir à la chasse…

— Tu l’aimais tant !…

— Je n’aime plus rien, — murmura presque involontairement Frédérik avec un accent d’abattement et d’amertume inexprimable.

La jeune femme sentit de nouveau les larmes lui venir aux yeux.

Frédérik, comprenant l’angoisse de sa mère, s’écria :

— Oh !… toi… je t’aime toujours… tu le sais.

— Oui… je le sais… je le sens… mais tu ne peux t’imaginer avec quel accent désespérant tu as dit cela : Je n’aime plus rien !

Puis, se reprenant et tâchant de sourire, afin de ne pas attrister son fils, Marie ajouta :

— En vérité, je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui… pour m’affliger et… mon Dieu… pour t’affliger aussi à tout propos… Car voilà que tu pleures… mon enfant… mon pauvre enfant…

— Laisse, mère… laisse, il y a longtemps que je n’ai pleuré, il me semble que cela me fait du bien…

L’adolescent était resté assis ; sa mère, à genoux devant lui, étanchait silencieusement les larmes qu’il versait.

Il disait vrai… ces larmes le soulagèrent. Ce pauvre cœur, noyé de fiel, se dilata un peu ; et lorsque, après avoir levé au ciel ses yeux baignés de pleurs, Frédérik abaissa son regard sur l’adorable figure de sa jeune mère agenouillée à ses pieds… il vit ses traits angéliques empreints à la fois d’une douleur si touchante et surtout d’une bonté si infinie que, vaincu par l’expression de cette divine tendresse, il eut un instant la pensée d’avouer à Marie les ressentimens dont il était dévoré.

— Oui… oui… — se disait-il, — j’ai eu tort de redouter son mépris ou sa colère… Dans sa bonté d’ange, je trouverai pitié, mansuétude, consolation et secours…

À la seule idée de ce projet, Frédérik se sentit moins accablé…

Cette lueur d’espérance lui rendit quelque courage ; après un moment de silence, il dit à madame Bastien, qui le couvait des yeux :

— Mère, … tout à l’heure, tu me proposais de sortir… tu avais raison,… un peu de promenade me fera du bien…

Cette détermination, les larmes récentes de son fils, l’attendrissement qui semblait détendre sa physionomie navrée, parurent d’un bon augure à madame Bastien ; elle prit à la hâte son chapeau, un léger mantelet de soie, et gagna bientôt les champs, voulant que Frédérik s’appuyât sur son bras.

Ainsi que cela arrive souvent au moment d’un grave et pénible aveu, l’adolescent voulait en reculer l’heure ; puis il sentait la difficulté d’entrer en matière sur un pareil sujet ; il cherchait comment il s’excuserait auprès de sa mère de lui avoir pendant si longtemps caché la vérité… Enfin, il sentait que, restant à la maison, son entretien aurait pu être interrompu par quelque survenant, et qu’il trouverait plus de secret et de facilité dans l’intimité d’une longue promenade à travers la campagne solitaire.

Par un heureux hasard, le temps, d’abord brumeux et sombre, s’éclaircit peu à peu : bientôt un beau soleil d’automne rendit la nature d’un aspect plus riant.

— On croirait, mon Frédérik, — dit madame Bastien tâchant d’égayer son fils, — on croirait que ce radieux soleil sort de ses nuages pour te fêter comme un ami qu’il n’a pas vu depuis longtemps. Et puis… remarque donc sa coquetterie.

— Quelle coquetterie, mère ?

— Vois comme il caresse de ses rayons les plus dorés ce vieux genévrier, là-bas… au bout de ce champ, tu ne te souviens pas ?

Frédérik regarda sa mère avec surprise et en faisant un signe de tête négatif.

— Comment… tu as oublié que, pendant deux longues journées de cet été, je me suis assise à l’ombre de ce vieil arbre, pendant que tu achevais de défricher le champ de ce pauvre écobueur.

— Ah ! oui… c’est vrai, — dit vivement Frédérik.

À ces souvenirs d’une action généreuse, il éprouva un nouveau soulagement… la pensée du triste aveu qu’il devait faire à sa mère lui sembla moins pénible.

L’espèce d’allégement de cœur qu’il ressentait se peignit si visiblement sur ses traits que madame Bastien lui dit :

— Avais-je raison… mon enfant, de t’engager à sortir… ta pauvre chère figure paraît déjà moins souffrante… on