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sance et de la célébrité historique de cette ancienne et grande maison ; alors, pour la première fois, le malheureux enfant, cruellement humilié de la profonde obscurité de sa naissance, s’affaissait sous le poids d’un découragement invincible.

— « Pourquoi, — se disait-il, — ce jeune marquis, déjà las ou insouciant des magnificences dont il est comblé, de ces trésors de toutes sortes dont la millième partie ferait le bonheur de ma mère, le mien et celui de tant de gens, pourquoi, de quel droit, ce jeune homme possède-t-il ces magnificences ? Les a-t-il acquises par son travail ? Non… non… Pour jouir, pour se rassasier de tout, il s’est seulement donné la peine de naître. Pourquoi tout à celui-là ? rien aux autres ? Pourquoi là-bas tant de superflu, tandis qu’ici ma mère est réduite à peser aux indigens le pain de l’aumône ? »

Ces réflexions de Frédérik, si amères, si douloureuses, sur l’effrayante disproportion des conditions humaines, avivant, envenimant encore son envie, l’exaltèrent bientôt presque jusqu’à la haine, et cette haine, de nouveaux événemens devaient l’enraciner dans son cœur.


VI.


La première période de l’envie qu’éprouvait Frédérik, avait été pour ainsi dire passive.

La seconde fut active.

Ce qu’il souffrit alors est impossible à exprimer ; cette souffrance, cachée, concentrée au plus profond de son âme, n’avait pas d’issue et était toujours avivée par la vue incessante, fatale, du château de Pont-Brillant, que ses regards rencontraient presque toujours, de quelque côté qu’il les tournât, car l’antique édifice dominait au loin et partout l’horizon ; plus Frédérik sentait l’âcreté des progrès de son mal, plus il sentait la nécessité de le dissimuler à sa mère ; se disant, dans son morne désespoir, que de pareilles douleurs ne méritaient que mépris et aversion, et qu’une mère elle-même ne pouvait pas les prendre en pitié.

Toutes les affections morales ont leur réaction physique.

La santé de Frédérik s’altéra, il perdit le sommeil, l’appétit. Lui, autrefois si animé, si actif, répugnait à la moindre promenade ; il fallait, pour l’arracher à son apathie taciturne ou à ses sombres rêveries, la pressante et tendre sollicitation de sa mère.

Pauvre Marie ! combien elle souffrait aussi… mais en silence, et tâchant de sourire toujours, de crainte d’alarmer son fils sur lui-même ; mais elle ne se décourageait pas, et attendait, avec un mélange d’angoisse et d’impatiente espérance, la fin sans doute prochaine de cette crise dont le docteur Dufour lui avait expliqué la cause.

Mais, hélas ! combien cette attente semblait longue et pénible à la jeune femme ! quel changement ! quel contraste !… À cette vie naguère si délicieusement partagée avec un fils adoré, … à ces études attrayantes, à ces jeux d’une folle gaieté, à ces entretiens débordant de tendresse, de confiance et de bonheur, succédait une vie morne, inoccupée, taciturne.

Un jour… vers le commencement d’octobre, par un ciel brumeux qui annonçait les derniers beaux jours de l’automne, madame Bastien et son fils étaient réunis dans la salle d’étude, non plus joyeux et jaseurs comme par le passé… mais silencieux et tristes.

Frédérik, pâle, abattu, accoudé sur sa table de travail, soutenait son front de sa main gauche, et de sa main droite écrivait lentement dans un cahier ouvert devant lui.

Madame Bastien, assise non loin de lui, et occupée, par contenance, d’un travail de tapisserie, tenait son aiguille suspendue, s’apprêtant à reprendre son ouvrage au moindre mouvement de l’adolescent, qu’elle regardait à la dérobée.

Une larme difficilement contenue brillait dans les yeux de Marie, frappée de l’expression navrante des traits de son fils ; elle se souvenait que, peu de temps auparavant, à cette même table, les heures d’étude étaient pour elle et pour son Frédérik des heures de fête, de plaisir… Elle comparaît le zèle, l’entrain qu’il mettait alors dans ses travaux, à la pénible lenteur, au découragement qu’en ce moment elle remarquait en lui… car elle vit bientôt la plume de Frédérik tomber de ses doigts, et sa physionomie trahir un ennui… une lassitude invincibles…

L’adolescent, ayant à peine étouffé un soupir douloureux, cacha son visage dans ses mains, et resta ainsi absorbé durant quelques minutes…

Sa mère ne le perdait pas de vue un seul instant ; mais quelle fut sa surprise, en voyant soudain son fils redresser la tête, et, les yeux brillant d’un sombre éclat, le visage légèrement coloré, les lèvres contractées par un sourire sardonique, reprendre vivement sa plume, et écrire sur le cahier ouvert devant lui avec une rapidité fiévreuse…

L’adolescent était transfiguré. Naguère encore abattu, éteint, l’animation, la pensée, la vie, semblaient déborder en lui ; on voyait pour ainsi dire les idées affluer sous sa plume insuffisante à la rapidité de l’inspiration ; tandis que quelques brusques tressaillemens du corps, quelques vifs battemens du pied témoignaient d’une fougueuse impatience.

Ici quelques mots d’explication sont nécessaires.

Depuis quelque temps Frédérik avait avoué à sa mère son dégoût, son incapacité de tout travail régulier ; seulement parfois, pour condescendre aux désirs de madame Bastien, et aussi dans l’espérance de se distraire, il essayait quelque récit, quelque amplification sur un sujet donné… Mais en vain il sollicitait son imagination, autrefois brillante et féconde… en vain il aiguillonnait sa pensée dont sa mère avait souvent remarqué avec orgueil l’élévation précoce.

« — Je ne sais pas ce que j’ai, — murmurait alors Frédérik morne et découragé, — il me semble qu’un voile s’est étendu sur mon esprit, pardonne-moi, mère, ce n’est pas ma faute. »

Et madame Bastien de trouver mille raisons pour excuser et réconforter Frederick à ses propres yeux.

Aussi, le jour dont nous parlons, la jeune mère s’attendait presque à voir Frédérik renoncer bientôt à son travail. Quel fut donc son étonnement en le voyant pour la première fois depuis longtemps écrire avec animation et entraînement !

Dans ce retour subit aux habitudes du passé, madame Bastien crut trouver un premier symptôme de la cessation de cette crise dont son fils subissait l’influence ; sans doute son esprit commençait à se dégager du voile qui l’obscurcissait.

Madame Bastien, impatiente de savoir si elle ne se trompait pas, se leva, et marchant sans bruit sur la pointe des pieds, profita de la préoccupation de son fils pour arriver près de lui à son insu ; alors, toute palpitante d’espoir, elle appuya ses deux mains sur l’épaule de Frédérik, et, après l’avoir baisé au front, elle se pencha pour lire ce qu’il écrivait.

L’adolescent tressaillit de surprise, referma vivement son cahier, et, se retournant vers sa mère la physionomie impatiente, presque irritée, il s’écria :

— C’est indiscret… cela… ma mère.

Puis enlevant du cahier, en les lacérant, les feuilles qu’il avait écrites, il les froissa et les jeta dans la cheminée, où elles furent bientôt consumées par les flammes.

Madame Bastien, frappée de stupeur, resta un moment immobile et muette de douleur ; puis, comparant la brusquerie de Frédérik à la ravissante confraternité d’études qui régnait autrefois entre eux, elle fondit en larmes.