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sieur le marquis… il doit être la providence de la contrée… lui ! il est si riche !…

L’âme du malheureux enfant s’assombrissait ainsi de plus en plus.

Ce qui naguère encore le charmait, prenait à ses yeux une teinte morne ; triste et froid brouillard qui s’étendait peu à peu sur les gais horizons, sur les riantes perspectives de ses jeunes années jusqu’alors si heureuses.

Cette invasion de l’envie dans le cœur de Frédérik semblera peut-être d’autant plus étrange que l’on connaît mieux le passé de l’adolescent.

Et cependant cette anomalie apparente est explicable.

Le fils de madame Bastien avait été élevé dans un milieu modeste, presque pauvre ; mais le tact exquis, l’instinct délicat de la jeune mère avaient su donner à la simplicité de son entourage un rare caractère d’élégance et de distinction, et cela grâce à ces mille riens dont l’ensemble est charmant.

Ainsi, quelques branches de bruyères sauvages, mêlées de fleurs agrestes, arrangées avec goût, peuvent former une brillante parure… Mais la gracieuse main qui sait tirer si bon parti de la flore rustique serait-elle moins habile à nuancer l’éclat d’un bouquet aussi rare que magnifique ? Non, sans doute !

Le sentiment de l’élégance et du beau, développé, raffiné par l’éducation, par les habitudes, par la culture des arts, mettait donc Frédérik à même d’admirer, d’apprécier plus que personne les merveilles du château de Pont-Brillant, et fatalement de les envier en proportion du désir qu’elles lui inspiraient.

Frédérik eût au contraire vécu jusqu’alors dans un milieu vulgaire, entouré d’objets repoussans, que, façonné à une vie grossière, il eût, dans sa rudesse, été plus ébahi que charmé des trésors du château ; et il ne les aurait sans doute pas enviés, ignorant les jouissances élevées qu’ils pouvaient procurer.

C’eût été encore la fable du Coq et de la Perle.

Et puis enfin, par l’éducation, par le cœur, par l’intelligence, par les manières, peut-être même par la grâce et par la beauté, Frédérik se sentait au niveau du jeune marquis… moins la naissance et la richesse, et, pour cela même, il lui enviait plus âprement encore ces avantages que le hasard seul dispense.

Madame Bastien, incessamment occupée de son fils, s’aperçut peu à peu du changement qui s’opérait en lui… et se manifestait par des accès de mélancolie fréquens. Le modeste cottage ne retentissait plus, comme par le passé, d’éclats de rire fous, causés par ces jeux animés et bruyans auxquels la jeune mère participait si joyeusement.

L’étude finie, Frédérik prenait un livre et lisait durant le temps de sa récréation ; mais, plus d’une fois, madame Bastien s’aperçut que son fils, son front appuyé sur sa main, restait un quart-d’heure les yeux fixement attachés sur la même page…

Lorsque, dans son inquiétude croissante, madame Bastien disait à son fils :

— Mon enfant… je te trouve… triste… préoccupé… taciturne ; … tu n’es plus gai comme par le passé…

— Que veux-tu, mère ? — répondait Frédérik en tâchant de sourire, — je suis quelquefois surpris ainsi que toi… de la tournure plus sérieuse que prend mon esprit… Cela n’est pas étonnant… je ne suis plus un enfant… la raison me vient.

Frédérik n’avait jamais menti, et il mentait…

Jusqu’alors, enfant ou adolescent, avouant toujours loyalement ses fautes à sa mère, elle avait été la confidente de ses moindres pensées, … mais à la seule idée de lui confier ou de la voir pénétrer les sentimens pleins de fiel éveillés en lui par sa visite au château de Pont-Brillant, l’adolescent éprouvait une honte écrasante, un effroi insurmontable. Plus il se savait adoré de sa mère, plus il redoutait de lui paraître dégradé ; il n’eût pas reculé devant l’aveu d’une grande faute résultant d’un entraînement quelconque ; il eût mieux aimé mourir que de lui avouer les tourmens de l’envie ; aussi, mis en garde contre lui-même par l’inquiète sollicitude de madame Bastien, il employa toute la force, toute l’opiniâtreté de son caractère résolu, toutes les ressources de son esprit, à cacher désormais la plaie douloureuse qui commençait à le ronger ; mais c’est en vain qu’il eût voulu se soustraire à la profonde sagacité de la tendresse de sa mère, si celle-ci n’eût pas été à la fois égarée et rassurée par le docteur Dufour.

« — Ne vous alarmez pas, — lui dit d’ailleurs en toute sincérité le médecin, à qui elle avait confié le sujet de ses craintes, — Frédérik subit l’influence de l’époque critique dans laquelle il se trouve… La dernière croissance et la puberté causent souvent, pendant quelques mois, de ces brusques et singuliers reviremens dans le caractère des adolescens ; les plus expansifs, les plus gais deviennent parfois sombres, taciturnes ; ils éprouvent alors d’indéfinissables angoisses, des mélancolies sans raison, de grands abattemens, et un impérieux besoin ce rêverie, de solitude… Encore une fois, ne vous alarmez donc pas de ce phénomène, toujours plein de mystère et d’imprévu… Surtout, n’ayez pas l’air de vous apercevoir du changement que vous remarquez chez votre fils ; il s’inquiéterait pour vous et pour lui ; laissez faire le temps : cette crise, presque inévitable, aura son terme ; vous verrez alors Frédérik revenir à son caractère habituel ; seulement, il aura la voix mâle et vibrante. Tranquillisez-vous ; je réponds de tout ! »

L’erreur du docteur Dufour était d’autant plus excusable que les symptômes dont s’effrayait madame Bastien ressemblaient fort à ceux dont on remarque la présence chez beaucoup d’adolescens lors de l’âge de la puberté.

De son côté, madame Bastien devait accepter ces explications si vraisemblables, car elle n’avait pu deviner la cause réelle du changement de-Frédérik.

Ce changement ne s’était pas manifesté immédiatement après la visite au château ; ça avait été, au contraire, peu à peu, par une progression presque insensible ; et quand vint le jour où madame Bastien commença de s’inquiéter, plus d’un mois s’était écoulé depuis l’excursion à Pont-Brillant ; aucun rapport ne semblait donc pouvoir exister entre cette joyeuse partie et la sombre mélancolie de Frédérik, qui, d’ailleurs, mettait tous ses soins à cacher son secret.

Comment enfin madame Bastien pouvait-elle supposer que son fils, élevé par elle, et jusqu’alors d’un caractère si généreux, si noble, pût connaître l’envie ? — Aussi, rassurée par monsieur Dufour, en qui elle avait et devait avoir une entière confiance, voyant dans les symptômes dont elle s’était alarmée la conséquence d’une crise passagère et inévitable, madame Bastien, tout en suivant avec une tendre sollicitude les différentes phases de l’état de son fils, s’efforça de lui cacher la tristesse dont elle se sentait souvent accablée en le trouvant si changé, et attendit sa guérison avec résignation.

L’erreur si concevable du docteur Dufour, erreur partagée par madame Bastien, eut des suites funestes.

Frédérik, désormais à l’abri des incessantes questions et de l’inquiète sagacité de sa mère, put s’abandonner aveuglément au courant qui l’entraînait.

À mesure que son humble existence, que ses joies innocentes s’étaient flétries au souffle ardent d’une envieuse comparaison… Frédérik avait voulu chercher quelques distractions dans l’étude ; mais bientôt l’étude lui devint impossible… son esprit était ailleurs… et puis, il se disait :

— « Quoi que j’apprenne… quoi que je sache, je ne serai jamais que Frédérik Bastien, un demi-paysan voué d’avance à une vie obscure et pauvre… tandis que ce jeune marquis, sans avoir jamais rien fait pour cela, jouit de l’éclat d’un nom glorieux et illustré pendant des siècles ! »

Alors se retraçaient à la mémoire de Frédérik ces souvenirs féodaux de Pont-Brillant, ces galeries d’armures, ces portraits, ces blasons, preuves parlantes de la puis-