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lière, à l’ébahissement croissant de Gerald, qui venait de prendre ingénument sur la cheminée son coffret à cigares.

Le marquis, montrant alors du doigt deux épées de combat suspendues avec les autres armes de la panoplie, dit au jeune duc :

— Mon cher Gerald, ayez la bonté de mesurer ces épées avec M. de Ravil et d’offrir la plus longue à mon adversaire ; si elles sont inégales… je m’arrangerai de la plus courte. Eh ! eh !… on connaît le proverbe… les bossus ont les bras longs.

— Comment, — s’écria Gerald, — ces épées ?…

— Certainement, mon cher ami. En deux mots, voici la chose. Monsieur (et il désigna de Mornand) vient d’être très sottement impertinent à mon égard, il m’a refusé des excuses, il m’en ferait à cette heure que je ne les accepterais plus… Nous allons donc nous battre : vous serez mon témoin ; M. de Ravil sera celui de M. de Mornand ; nous allons être ici comme des sybarites.

Puis, s’adressant à M. de Mornand, le marquis ajouta :

— Allons, monsieur… habit bas… Gerald n’a qu’un quart d’heure à nous donner, mettons-y de la discrétion.

— Quel dommage qu’Olivier ne soit pas témoin de cette bonne scène ! — pensa Gerald, qui, revenu de sa stupeur, trouvait, en étourdi et valeureux garçon qu’il était, l’aventure d’autant plus piquante qu’il éprouvait peu de sympathie pour MM. de Mornand et de Ravil, et qu’il ressentait une grande affection pour le marquis.

Le bossu ayant fait sa déclaration d’imminente hostilité, M. de Ravil dit à Gerald d’un air parfaitement convaincu :

— Vous sentez bien, monsieur le duc, qu’un tel duel est impossible.

— Impossible ! pourquoi cela, monsieur ? — demanda sèchement l’ancien maréchal-des-logis aux chasseurs d’Afrique.

— Merci… Gerald, — dit le marquis. — Les épées, mon cher ami !… vite… les épées !

— Mais, encore une fois, un tel duel, dans la maison de madame votre mère ? Cela ne se peut pas, monsieur le duc, — dit de Ravil en voyant Gerald se diriger du côté de la panoplie et y décrocher deux épées de combat qu’il examina soigneusement.

— Songez-y donc, monsieur le duc, — reprit de Ravil, avec une nouvelle insistance, — un duel… dans une chambre… chez vous… pour le motif le plus futile…

— Je suis seul juge, monsieur, de la convenance de ce qui se passe chez moi, — reprit froidement Gerald ; il y a mille exemples de duels pareils, rien n’est plus simple et plus commode… n’est-ce pas, monsieur de Mornand !

Celui-ci, ainsi interpellé, répondit :

— Tout endroit est convenable pour venger une offense, monsieur le duc.

— Bravo !… le Cid n’eût pas mieux dit, — s’écria le bossu. — Alors, mon cher monsieur de Mornand… vite… habit bas. Voyez donc, il faut que ce soit moi… moi qui ne suis pas absolument bâti comme l’Apollon du Belvédère… qui sois le premier à me mettre en chemise… La partie n’est pas égale.

M. de Mornand, poussé à bout, ôta son habit.

— Je déclare que je ne serai pas témoin d’un duel pareil, — s’écria M. de Ravil.

— À votre aise, — reprit le bossu, — j’ai la clef de la porte dans ma poche… Regardez par la fenêtre et tambourinez-nous sur les vitres un petit air de bravoure… ça ne sera peut-être pas d’un mauvais effet pour M. de Mornand.

— De Ravil, — s’écria l’adversaire du marquis, — je t’en prie… mesure les épées.

— Tu le veux ?…

— Je le veux…

— Soit… mais tu es fou.

Puis s’adressant à Gerald :

— Vous prenez là, monsieur, une bien grave responsabilité.

— Cela suffit, monsieur, — répondit Gerald en mesurant les épées avec de Ravil, pendant que M. de Mornand ôtait son habit.

Le marquis, en rappelant ce proverbe : les bossus ont les bras longs, avait dit vrai, car lorsqu’il releva la manche de la chemise pour la rouler et l’assujétir au-dessus de la saignée, il découvrit un long bras velu, maigre, nerveux, et sur lequel les veines saillissaient comme un réseau de cordes, tandis que le bras de son adversaire était gras, et pour ainsi dire d’une mollesse informe.

À la manière dont les deux champions tombèrent en garde et dont ils engagèrent leurs fers, après que Gerald, ayant consulté de Ravil du regard, leur eût dit : Allez, messieurs… l’issue de la rencontre ne pouvait être douteuse…

L’on voyait assez que M. de Mornand était, si cela peut se dire, convenablement brave, de cette bravoure qu’il est impossible à un homme bien élevé de ne pas montrer, mais il était visiblement inquiet : son jeu, d’une prudence excessive, dénotait une certaine connaissance de l’escrime ; engageant à peine son fer, rompant prestement, se tenant autant qu’il le pouvait hors de portée et toujours sur la défensive, il parait passablement, ripostait avec timidité et n’attaquait jamais.

Un moment de Ravil et Gerald même furent épouvantés de l’expression de haine, de férocité qui changea la physionomie du marquis, jusqu’alors gaie, railleuse, mais nullement méchante, car soudain, les traits contractés par une rage sourde, il attacha sur M. de Mornand un regard d’une si terrible fixité en maîtrisant vigoureusement le fer de son adversaire, tout en marchant à l’épée sur lui, que Gerald tressaillit.

Mais, redevenant tout à coup et comme par réflexion ce qu’il avait été au commencement de cette scène étrange, jovial et moqueur, le bossu, à mesure que ses traits se détendirent, ralentit sa redoutable marche à l’épée ; puis, voulant sans doute terminer cette rencontre, il fit une feinte en dedans des armes ; M. de Mornand y répondit ingénument, tandis que son adversaire, tirant en dehors, lui traversa le bras droit.

À la vue du sang qui coula, Gerald et de Ravil s’avancèrent en s’écriant :

— C’est assez, messieurs… c’est assez…

Les deux champions baissèrent leurs épées à la voix de leurs témoins, et le marquis dit à haute voix :

— Je me déclare satisfait… je fais mieux, monsieur de Mornand, je vous demande très humblement pardon… d’être bossu… C’est la seule excuse que je puisse raisonnablement vous offrir.

— Cela suffit, monsieur, — dit M. de Mornand avec un sourire amer, tandis que Gerald et de Ravil, à l’aide d’un mouchoir, bandaient la plaie du blessé, plaie peu grave d’ailleurs.

Ce premier appareil posé, les deux adversaires se rhabillèrent ; M. de Maillefort dit alors à M. de Mornand :

— Voudrez-vous, monsieur, me faire la grâce de m’accorder un moment d’entretien dans la pièce voisine ?

— Je suis à vos ordres, monsieur, — répondit M. de Mornand.

— Vous permettez, Gerald ? demanda le bossu au jeune duc.

— Certainement, répondit celui-ci.

M. de Maillefort et M. de Mornand étant seuls dans la chambre à coucher de Gerald, le bossu dit de son air leste et moqueur :

— Quoiqu’il soit de mauvais goût de parler de sa générosité, mon cher monsieur, je suis obligé de vous confesser qu’un moment j’ai eu envie de vous tuer, et que rien ne m’eût été plus facile…

— Il fallait user de votre avantage, monsieur.

— Oui, mais j’ai réfléchi…

— Et à quoi, monsieur ?

— Vous me permettrez de ne pas vous ouvrir tout à fait mon cœur, et de vous prier seulement de considérer cet innocent coup d’épée comme quelque chose d’analogue à ces