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Choisis celui-là… et pour cause, nous irons à la ville faire emplette de toile de ménage.

— Et moi, madame la rieuse, — s’écria le docteur la bouche pleine, — je vous dis, je vous prouve que votre vieille Marguerite, le chef de vos cuisines, a fait là une galette… oh mais ! une galette…

Le bon docteur n’acheva pas, car il faillit étouffer.

Alors, ce furent des rires sans fin, et Frédérik fit tous ses efforts pour partager l’hilarité de sa mère et du docteur.

En effet, le rire de l’adolescent était contraint ; il éprouvait moralement un malaise étrange et croissant… De même que certains symptômes vagues, inexplicables, annoncent parfois l’invasion prochaine d’une maladie encore latente ; de vagues, d’inexplicables sentimens, encore confus mais douloureux, semblaient sourdre et germer au plus profond du cœur de Frédérik… Le caractère de ces sentimens encore indéfini lui causait cependant une sorte de honte… tellement instinctive, que lui, toujours si confiant envers sa mère, redouta sa pénétration pour la première fois de sa vie, mit tout en œuvre pour la déjouer… et y parvint en affectant sa gaieté habituelle jusqu’à la fin de cette journée.


V.


Quelques jours s’étaient passés depuis la visite de madame Bastien et de son fils au château de Pont-Brillant.

Frédérik n’était jamais sorti de la maison de sa mère, que pour aller chez quelques personnes d’une condition non moins modeste que la sienne ; aussi resta-t-il d’abord sous l’impression d’éblouissement dont il avait été frappé, à la vue des innombrables merveilles du château, de ce luxe royal, si nouveau pour lui.

Mais le lendemain, lorsque l’adolescent s’éveilla dans sa petite chambre, il la trouva triste et nue ; allant, ensuite, selon sa coutume, embrasser sa mère chez elle, involontairement il compara de nouveau l’élégance à la fois coquette et magnifique de l’appartement de la vieille marquise de Pont-Brillant, à la pauvreté de la demeure maternelle, et en éprouva un grand serrement de cœur.

Le hasard rendit cette impression plus sensible pour Frédérik…

Lorsqu’il entra chez madame Bastien, la jeune femme, dans toute la fraîcheur matinale de sa beauté ravissante, tressait ses longs cheveux bruns devant une toilette de bois peint, recouverte d’une toile cirée, bien luisante, et surmontée d’une petite glace à bordure noire.

Frédérik, se rappelant que le satin, la dentelle et l’or enrichissaient la splendide toilette de la marquise douairière de Pont-Brillant, ressentit pour la première fois la morsure aiguë de l’envie, et se dit, contraignant d’autant moins l’amertume de sa réflexion qu’il ne s’agissait pas de lui, mais de sa mère :

« — Ce boudoir si élégant, si somptueux, que j’ai vu au château, ne semble-t-il pas bien plutôt destiné à une charmante personne comme ma mère, qu’à cette marquise octogénaire, qui, dans sa ridicule coquetterie, se plaît à admirer sa figure décrépite dans ses miroirs encadrés d’or, de dentelles et de rubans ? »

Rêveur et déjà vaguement attristé, Frédérik se rendit au jardin.

La matinée était superbe ; le soleil de juillet faisait étinceler comme autant de perles cristallines les gouttes d’abondante rosée suspendues au calice des fleurs. Jusqu’alors, l’adolescent s’était souvent extasié avec sa mère sur la fraîcheur, l’éclat et le parfum d’une rose, analysant, admirant dans un ravissement toujours nouveau ce trésor de coloris, d’élégance et de senteur… Le disque d’argent des pâquerettes, le velours miroitant des pensées, les grappes aériennes de l’acacia rose ou de l’ébénier, tout enfin jusqu’à la bruyère des landes, jusqu’au genêt des bois, avait jusqu’alors excité l’intelligente admiration de Frédérik ; mais ce matin-là, il n’eut pour ces fleurs simples et charmantes que des regards distraits, presque dédaigneux.

Il songeait à ces rares et magnifiques plantes tropicales dont étaient remplies les serres chaudes du château.

La futaie séculaire, pourtant si ombreuse et si égayée par le gazouillement des nichées d’oiseaux qui semblaient répondre au murmure de la petite cascade et du ruisseau, fut aussi dédaignée… Qu’étaient cette centaine de vieux chênes et ce filet d’eau limpide auprès des immenses ombrages du parc de Pont-Brillant, tantôt peuplés de statues de marbre blanc, tantôt réfléchis dans des bassins énormes, du milieu desquels naïades et tritons de bronze, verdis par les années, faisaient incessamment jaillir mille gerbes d’eau, dont l’humide poussière atteignait la cime d’arbres gigantesques ?

Frédérik, de plus en plus pensif et attristé, eut bientôt atteint la lisière de la futaie…

L’âme oppressée, il jeta machinalement les yeux autour de lui…

Soudain il tressaillit et se retourna brusquement…

Il venait d’apercevoir, se dessinant à l’horizon et dominant l’antique forêt, le château de Pont-Brillant, que le soleil levant inondait d’une lumière dorée…

À cet aspect, Frédérik se rejeta dans l’ombre de la futaie, comme s’il eût voulu reposer sa vue d’un éblouissement douloureux… Mais hélas !… quoiqu’il fermât pour ainsi dire les yeux du corps devant cette vision resplendissante, la trop fidèle mémoire de ce malheureux enfant, rappelant incessamment à sa pensée les merveilles dont il avait été si frappé, l’amenait fatalement à de nouvelles et poignantes comparaisons qui devaient flétrir, empoisonner une à une les joies naïves du passé, jusqu’alors pour lui si pleines de charmes…

Ainsi, passant devant la porte entr’ouverte de l’écurie d’un vieux cheval de labour, hors de service, que l’on attelait seulement parfois à une sorte de carriole couverte, humble équipage de madame Bastien, Frédérik entendit hennir… c’était le pauvre animal qui, habitué de recevoir chaque matin de son jeune maître quelques croûtes de pain dur, passait à travers la baie de la porte sa grosse tête débonnaire, à demi cachée sous une crinière ébouriffée, réclamant joyeusement sa friandise quotidienne.

Frédérik, pour réparer son oubli, arracha une poignée d’herbe fraîche, et la fit manger dans sa main au vénérable laboureur, dont il caressait en même temps l’épaisse et rustique encolure ; mais soudain, venant à se rappeler les magnifiques chevaux de course et de chasse qu’il avait vus au château, il sourit avec une expression d’humiliation amère, s’éloigna brusquement du vieux cheval, qui, surpris et tenant encore sa poignée d’herbe entre ses dents, suivit longtemps son maître d’un regard intelligent et doux.

Une autre fois, c’était une femme infirme et âgée à qui, chaque semaine, Frédérik, à défaut d’aumône en argent, donnait du pain et quelques fruits.

— Tenez, bonne mère, — lui dit-il en lui faisant son offrande accoutumée, — je voudrais vous venir mieux en aide, mais ma mère et moi nous n’avons pas d’argent.

— Vous êtes bien bon tout de même, monsieur Bastien, — reprit la mendiante, — mais bientôt je n’aurai plus rien à vous demander.

— Pourquoi cela ?

— Ah dame !… monsieur Bastien… monsieur le marquis vient habiter le château, et ces grands seigneurs, ça fait quelquefois de grosses sommes en argent, et j’espère en avoir ma part. Votre servante… monsieur Bastien.

Pour la première fois Frédérik rougit de l’humble aumône qu’il avait jusqu’alors faite avec un si doux contentement de cœur ; aussi plus tard il répondit brusquement à un indigent qui l’implorait.

— Vous ririez de mon aumône, adressez-vous à mon-