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encombrement de meubles de bois de rose contournés et chantournés, de porcelaines de Sèvres et de Saxe. Rien n’était surtout plus charmant que la chambre à coucher, tendue en lampas rose et blanc, avec son baldaquin à la duchesse, chargé de touffes d’autruche. Quant à la chambre de toilette, c’était un ravissant boudoir tapissé de damas bleu tendre à gros bouquets de marguerites. Au milieu de cette pièce, meublée comme la chambre en bois doré, on voyait une magnifique pompadour à glace, ornée de housses et de rideaux de point d’Alençon, renoués par de gros nœuds de ruban, et couverte d’ustensiles de toilette, les uns en or émaillé, les autres en vieux Sèvres bleu de ciel.

Nos trois visiteurs venaient d’entrer dans cet appartement, lorsque parut un homme à la physionomie hautaine et bouffie d’importance. Ce personnage, qui portait un ruban rouge à la boutonnière de sa redingote, n’était rien moins que monsieur l’intendant du château et des domaines.

À la vue des trois étrangers, monsieur l’intendant fronça le sourcil d’un air à la fois très surpris, et très mécontent.

— Que faites-vous ici ? — demanda-t-il à son subordonné, monsieur Legris, d’une voix impérieuse. — Pourquoi n’êtes-vous pas occupé de votre argenterie ?… Qu’est-ce que ce monde-là ?

À ces inconvenantes paroles, madame Bastien devint pourpre de confusion, le docteur se redressa de toute la hauteur de sa petite taille, Frédérik rougit extrêmement et s’écria à demi-voix en regardant sa mère :

— L’insolent !…

Madame Bastien prit vivement la main de son fils et haussa les épaules en lui montrant d’un regard de pitié le sot intendant.

— Monsieur Desmazures, — répondit humblement monsieur Legris à son supérieur, — ce sont des amis de Dutilleul ; … il m’a prié de leur montrer le château et… j’ai cru…

— Mais, c’est inconcevable, — s’écria l’intendant en interrompant monsieur Legris, — mais c’est d’un sans-gêne qui n’a pas de nom… cela ne se passerait pas ainsi chez des bourgeois de la rue Saint-Denis ! Introduire ainsi les premiers venus dans les appartemens de madame la marquise !

— Monsieur, — dit d’une voix ferme le docteur Dufour, en faisant deux pas vers l’intendant, — madame Bastien, son fils et moi, qui suis le médecin de M. Dutilleul, nous ne croyions pas commettre et nous n’avons pas, en effet, commis la moindre indiscrétion… en acceptant l’offre qu’on nous a faite de visiter le château… J’ai été voir plusieurs demeures royales, monsieur, et je crois bon de vous apprendre que j’y ai toujours été accueilli avec politesse… par les gens qui les gardaient.

— C’est possible, monsieur, — répondit sèchement l’intendant, — mais vous vous étiez sans doute adressé à qui de droit pour obtenir la permission de visiter ces châteaux… Vous m’eussiez adressé votre demande… par écrit, à moi, l’intendant, le seul maître ici en l’absence de monsieur le marquis, que j’aurais vu ce que j’avais à vous répondre.

— Il nous reste à prier monsieur l’intendant, de vouloir bien excuser notre ignorance des formalités, — dit madame Bastien à cet important, avec un sourire moqueur, afin de montrer à son fils combien elle avait peu de souci de l’impolitesse de cet homme.

Et elle prit le bras de Frédérik.

— Si j’avais été mieux instruit des usages de l’administration de monsieur l’intendant, — ajouta le docteur d’un ton sardonique, — monsieur l’intendant aurait reçu ma supplique respectueuse afin d’obtenir de sa toute-puissante bonté la permission de visiter le château.

— Monsieur ! — s’écria l’intendant avec une hauteur courroucée, — est-ce une plaisanterie ?

— À peu près, monsieur, — reprit le docteur.

L’intendant fit un mouvement de colère.

— Pour ne pas terminer cet entretien par une plaisanterie, monsieur, — reprit madame Bastien, en s’adressant à l’intendant, — permettez-moi de vous dire sérieusement, monsieur, que j’ai souvent lu que l’on reconnaissait toujours la maison d’un grand seigneur à la parfaite urbanité de ses gens.

— Eh bien, madame ?

— Eh bien, monsieur, il me semble que vous désirez confirmer la règle… par l’exception.

Il est impossible d’exprimer avec quelle finesse et quelle gracieuse dignité Marie Bastien donna cette leçon méritée à l’important personnage, qui se mordit les lèvres et ne souffla mot.

Marie, prenant alors le bras du docteur, lui dit gaiement à demi-voix, ainsi qu’à Frédérik :

— Il ne faut pas nous étonner… ne savons-nous pas que dans les pays enchantés on rencontre parfois des génies malfaisans, mais presque toujours d’un ordre subalterne ?… Sauvons-nous vite avec les souvenirs de ces merveilles que le vilain génie n’aura pu flétrir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart d’heure après cet incident, madame Bastien, Frédérik et le docteur quittaient le château de Pont-Brillant par une des portes communes.

Marie, autant par bon esprit que par délicatesse pour le docteur, qui semblait peiné de la désagréable issue de cette excursion, dont il se reprochait d’avoir eu la malencontreuse idée, Marie prit parfaitement et très gaiement son parti de leur commune mésaventure, et plaisanta la première sur la ridicule importance que se donnait monsieur l’intendant.

De son côté, monsieur Dufour, fort au-dessus de l’impolitesse de cet homme, ne s’en était affecté qu’en raison du chagrin qu’elle pouvait causer à madame Bastien ; mais en la voyant bientôt oublieuse et insouciante de ce désagréable incident, le bon docteur, revenu à sa gaieté naturelle, rappela l’existence de certaine galette de ménage, enfouie avec d’autres provisions dans le coffre de sa carriole, humble véhicule laissé sous la garde d’un enfant à l’entrée de l’avenue du château.

Au bout d’un quart d’heure de marche dans la forêt, les trois amis ayant trouvé une belle place gazonnée, abritée du soleil par un bouquet de chênes énormes, l’on s’y installa joyeusement pour déjeuner.

Frédérik, quoiqu’un peu contraint, parut partager la gaieté de sa mère et du docteur…

Marie, trop clairvoyante pour ne pas remarquer que son fils éprouvait quelque chose d’inaccoutumé, crut deviner la cause de ses préoccupations et le plaisanta doucement sur la gravité, qu’il semblait attacher à l’impertinence d’un sot intendant.

— Allons, mon beau Cid… mon vaillant chevalier, — disait-elle gaiement à son fils en l’embrassant avec tendresse, — garde ta colère et ta bonne épée pour un adversaire digne de toi… Nous avons donné, le docteur et moi, à ce domestique mal appris, une excellente leçon. Ne songeons qu’à terminer gaiement cette journée et au plaisir que nous aurons pendant longtemps à nous entretenir des trésors de toute sorte que nous aurons vus et que nous emporterons par la pensée dans notre chère petite maisonnette.

Puis, se mettant à rire, la jeune femme ajouta :

— Dis donc, Frédérik.

— Mère.

— Tu n’oublieras pas de dire demain matin à monsieur le vieux père André, chef de nos cultures à la belle étoile, de nous faire un superbe bouquet de muguet des bois et de violettes des prés, tout ce que nous avons de plus rare enfin.

— Oui, mère, — répondit Frédérik en souriant.

— Il ne faudra pas non plus oublier, — ajouta la jeune femme, — de prévenir monsieur le chef de nos écuries d’atteler… dans l’après-dîner, notre vénérable cheval blanc.