Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait à une véritable maison chinoise formant le centre d’un vaste jardin d’hiver.

La curieuse édification de cette demeure, qui avait coûté des soins et des sommes immenses, remontait au milieu du dix-huitième siècle, époque à laquelle la rage des chinoiseries était poussée à son comble. Témoin la fameuse pagode de Chanteloup, bâtiment fort élevé, construit tout en porcelaine.

La maison chinoise de Pont-Brillant ne le cédait en rien à la fameuse Folie de M. de Choiseul.

La disposition de cette demeure, composée de plusieurs pièces, ses tentures, ses ameublemens, ses ustensiles de ménage, ses ornemens, tout était rigoureusement authentique ; et, pour compléter l’illusion, deux merveilleux magots de grandeur naturelle, habillés des plus riches étoffes, placés de chaque côté des portières du salon, les soulevaient à demi, semblant ainsi les ouvrir aux visiteurs qu’ils saluaient de minute en minute, grâce au balancier intérieur qui leur faisait remuer les yeux, et alternativement incliner et relever la tête.

Tout ce que la Chine offre de plus curieux, de plus chatoyant, de plus splendide en étoffes, laques, meubles, porcelaines, objets d’or, d’argent ou d’ivoire ciselés, était rassemblé dans cette espèce de musée, dont les trois fenêtres de bambou, aux transparens vitrages de pâte de riz, peinte de fleurs et d’oiseaux de couleurs étincelantes, donnaient sur le jardin d’hiver. Cette sorte de serre tempérée, plantée d’arbres et d’arbustes de Chine et du Japon, se couvrait dès l’automne, au moyen de châssis vitrés, s’adaptant au rebord de la toiture de la maison.

Est-ce un rêve ? — disait madame Bastien, en examinant ces merveilles avec autant de curiosité que d’intérêt, que de trésors de toutes sortes !… Vois donc, Frédérik ! C’est un livre vivant où l’on pourrait étudier les usages, les mœurs, l’histoire de ce singulier pays… car voici une collection de médailles, de monnaies, de dessins et de manuscrits.

— Dis donc, mère, reprit Frédérik, — que de bonnes et longues soirées d’hiver l’on passerait ici en lisant un voyage en Chine… en suivant ainsi, pour ainsi dire sur nature… toutes les narrations du livre !

— Au moins, monsieur, — dit Marie à monsieur Dutilleul, — monsieur de Pont-Brillant vient souvent visiter ce pavillon si curieux, si intéressant ?

— Monsieur le marquis n’est pas non plus fou de chinoiseries, madame ; il aime mieux la chasse. Feu monsieur le marquis, son arrière-grand père, avait fait construire cette maison, parce que, dans ce temps-là, … c’était la mode, voilà tout.

Marie ne put s’empêcher de hausser imperceptiblement les épaules, en échangent un demi-sourire avec son fils, qui, de plus en plus rêveur et réfléchi, suivit sa mère à qui le docteur offrit son bras.

Les visiteurs eurent alors à traverser une allée sinueuse du jardin d’hiver conduisant à une grotte de rocaille… intérieurement éclairée par de gros verres lenticulaires bleuâtres, enchâssés dans les roches ; ces jours jetaient dans cette galerie souterraine ornée de coquillages et de coraux, une pâle clarté semblable à celle qui se tamise dans les lieux sous-marins.

— N’allons-nous pas maintenant chez les ondines, bon docteur ? — demanda gaiement, madame Bastien en commençant à descendre un plan assez incliné ; — quelque naïade ne va-t-elle pas nous recevoir au seuil de son humide empire ?

— Vous n’y êtes pas du tout, — répondit le docteur ; — ce passage souterrain, tapissé de nattes, comme vous voyez, et chauffé pendant l’hiver, conduit au château ; car vous remarquerez que tout ce que nous venons de voir se communique par des passages couverts, et qu’en hiver on peut ainsi voyager dans les différentes parties du monde sans crainte du froid ou de la pluie.

En effet, le souterrain aboutissait, par un escalier en spirale, à l’extrémité d’une longue galerie que l’on appelait la Salle des Gardes, et qui, dans les temps reculés, avait dû servir à cette destination.

Dix hautes fenêtres à ogives, garnies de vitraux coloriés et armoriés au blason des marquis de Pont-Brillant, éclairaient cette salle immense aux boiseries de chêne sculpté, au plafond bleu de ciel, divisé en caissons par des poutres de chêne ouvragées et rehaussées de dorure.

Dix guerriers, armés de toutes pièces, casque en tête, visière baissée, bouclier au bras, pertuisane au gantelet, épée au côté, espacés de l’autre côté de la galerie, faisaient face aux dix fenêtres, et les reflets irisés des vitraux jetaient çà et là des lueurs prismatiques sur l’acier des armures qui se détachaient étincelantes sur la boiserie sombre.

Au milieu de cette galerie, on voyait exhaussé sur une estrade un cavalier aussi armé de toutes pièces, dont le grand cheval de bataille, figuré en bois, disparaissait complétement sous sa carapace d’acier, et sous les plis traînans de sa longue housse mi-partie chamois et cramoisi, largement armoriée.

L’armure complète du cavalier, admirablement damasquinée d’or, était un chef-d’œuvre de ciselure et d’ornementation. Monsieur le chef des cultures, s’arrêtant devant l’estrade, dit aux visiteurs avec un certain orgueil domestique :

— Cette armure que vous voyez a été portée par Raoul IV, sire de Pont-Brillant, lors de la première croisade ; ce qui prouve, n’est-ce pas ? que la noblesse de monsieur le marquis ne date pas d’hier.

À ce moment, un homme âgé, vêtu de noir, ayant ouvert une des portes massives de la salle des gardes, monsieur Dutilleul dit au docteur Dufour :

— Tenez, docteur, voilà justement monsieur Legris, le conservateur de l’argenterie du château ; c’est un ami ; je vais vous confier à lui… il vous servira de guide ici mieux que moi…

Et, s’avançant vers le vieillard, monsieur Dutilleul lui dit à demi-voix :

— Mon cher Legris, ce sont des amis à moi… qui voudraient voir le château, je vous les recommande… à charge de revanche lorsque vos connaissances voudront visiter mes serres.

— Les amis de nos amis sont nos amis, mon cher, — répondit péremptoirement monsieur le conservateur de l’argenterie ; puis d’un geste de tête familier, il fit signe aux curieux de le suivre dans les appartemens qu’un nombreux domestique d’intérieur achevait de mettre en ordre.

Il serait trop long d’énumérer les merveilles de splendeur grandiose que renfermait le rez-de-chaussée de ce château ou plutôt de ce palais : depuis une bibliothèque que bien des grandes villes eussent enviée, jusqu’à une galerie de tableaux des plus grands maîtres anciens et modernes, sur lesquels les visiteurs ne purent jeter qu’un coup d’œil rapide, et qu’ils durent traverser presque à la hâte : car, il faut le dire, malgré son obligeante promesse à monsieur Dutilleul, monsieur le conservateur de l’argenterie semblait assez impatient de se débarrasser de nos trois curieux.

Le premier étage, ainsi que l’avait annoncé monsieur Dufour à Frédérik et à sa mère, se composait d’une série de pièces offrant un spécimen de l’aménagement intérieur depuis le quatorzième siècle jus qu’au dix-huitième.

C’était un véritable musée, empreint d’un caractère tout particulier, grâce aux nombreux portraits de famille et aux antiquités de toutes sortes ayant appartenu aux différens membres de cette puissante et ancienne maison.

Dans une des ailes du premier étage, se trouvaient les appartemens de la marquise douairière de Pont-Brillant. Celle-ci, malgré son grand âge, tenait à avoir un ameublement aussi frais, aussi coquet, que lorsqu’elle faisait dans sa première jeunesse les beaux jours de la cour de Louis XV. C’était une éblouissante profusion de dorures, de dentelles, et d’anciennes étoffes des plus précieuses ; c’était un