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me, que je ne me trompe pas… Ce sont si bien des écuries, que lorsque le maréchal de Pont-Brillant, le trisaïeul ou le quadrisaïeul du jeune marquis actuel, habitait le château, il faisait venir un régiment de cavalerie qu’il logeait tout entier, à ses frais, bêtes et gens, dans les écuries et aux communs du château, le tout pour se donner le plaisir de faire manœuvrer tous les matins, avant son déjeuner, cette cavalerie sur l’esplanade que vous voyez ; il paraît que ça lui ouvrait l’appétit, à ce digne seigneur.

— C’était une fantaisie digne d’un grand capitaine comme lui, — dit Marie, — car tu te souviens, Frédérik… avec quel intérêt nous lisions cet hiver ses campagnes d’Italie.

— Si je me le rappelle ? je le crois bien… — dit Frédérik ; — après Charles xii, le maréchal de Pont-Brillant est mon héros favori.

En devisant ainsi, les trois visiteurs avaient traversé l’esplanade. Madame Bastien, voyant monsieur Dufour obliquer à droite au lieu de se diriger vers la façade du château, lui dit :

— Mais, docteur… on doit entrer, ce me semble, dans la cour intérieure par cette porte monumentale…

— Certainement… les maîtres du château entrent par là… mais de pauvres diables comme nous, qui n’ont que la protection de monsieur le chef des cultures, sont bien heureux de passer par une petite porte des communs, — répondit en riant le docteur ; — il ferait beau voir que monsieur le suisse se donnât la peine d’ouvrir pour nous, plébéiens indignes, cette grille armoriée.

— Je vous demande pardon de mon ambitieuse prétention… — dit gaiement madame Bastien au docteur, tandis que Frédérik, faisant de loin un salut comique du côté de la grille, disait en riant :

— Madame la grille armoriée, nous reconnaissons très humblement que vous n’êtes pas faite pour nous…

Monsieur Dufour ayant sonné à une porte des communs, demanda à parler à monsieur Dutilleul, le chef des cultures du château ; le docteur fut introduit et il donna son bras à madame Bastien.

Il fallait, pour arriver à la demeure de monsieur Dutilleul, traverser une partie des cours des écuries. Une trentaine de chevaux de selle, de chasse ou d’attelage, appartenant au jeune marquis, étaient arrivés la veille avec ses équipages ; un grand nombre de palefreniers anglais allaient et venaient, ceux-là entrant et sortant des écuries, ceux-ci lavant des voitures armoriées, d’autres donnant à l’acier des mors et des étriers le lustre et le poli de l’argent bruni ; le tout sous la surveillance attentive de monsieur le chef des écuries, Anglais d’un âge mûr, ayant la tournure d’un parfait gentleman, et qui, le cigare aux lèvres, le stick à la main, présidait à ces travaux avec un flegme tout britannique.

Parfois aussi, dans des bâtimens voisins, on entendait les formidables aboiemens d’une meute considérable ; plus loin, en passant auprès d’une sorte de galerie souterraine qui conduisait aux cuisines, les visiteurs aperçurent huit ou dix cuisiniers et marmitons occupés à décharger deux grands fourgons remplis d’ustensiles de cuivre qu’on aurait dit destinés à la bouche de Gargantua.

Soudain le docteur s’écria, en indiquant du geste une grande porte qui venait de rouler sur ses gonds :

— Comment, encore des chevaux qui arrivent !… c’est un véritable régiment… On nous dirait revenus au temps du maréchal de Pont-Brillant. Voyez donc, ma chère madame Bastien.

En effet, vingt-cinq chevaux d’âge et de taille différens, complétement cachés sous des camails et des couvertures aux couleurs et aux armes du marquis, les uns montés, les autres tenus en main, commencèrent de défiler sous la voûte. Leurs housses et leurs genouillères poudreuses annonçaient qu’ils venaient de faire une longue route : une calèche attelée terminait la marche. Un jeune homme d’une tournure élégante en descendit, et donna quelques ordres en anglais à l’un des conducteurs de chevaux, qui l’écouta chapeau bas.

— Mon ami, — dit le docteur à un domestique qui passait, — ces chevaux qui viennent d’arriver sont encore à monsieur le marquis ?

— Oui, ce sont les chevaux de course, les poulinières et les élèves de monsieur le marquis, car il va établir ici un haras.

— Et ce monsieur qui vient de descendre de calèche ?

— C’est monsieur John Nowman, l’entraîneur de monsieur le marquis.

Et le domestique passa.

Madame Bastien, son fils et le docteur, qui n’avaient pas idée d’un si nombreux service, regardaient avec ébahissement cette incroyable quantité de domestiques de toutes sortes.

— Eh bien, madame Bastien ? — dit en riant monsieur Dufour, — si l’on apprenait à ce jeune marquis que vous, comme moi et comme tant d’autres, nous avons une ou deux pauvres vieilles servantes pour tout domestique, et que nous sommes encore passablement servis… il nous rirait au nez…

— Mon Dieu ! quel luxe ! — reprit Marie, — j’en suis étourdie… C’est un monde que ce château ! et puis, que de chevaux !… J’espère qu’ici tu ne manquerais pas de modèles, Frédérik, toi qui aimes tant à dessiner les chevaux que tu as fait jusqu’au vénérable portrait de notre pauvre vieux cheval de charrette…

— Ma foi, mère, — répondit Frédérik, — je croyais que personne… sauf le roi, peut-être, n’était assez riche pour avoir un si grand nombre de domestiques et de chevaux. Mon Dieu ! que de choses, que de bêtes, que de gens affectés au service ou aux plaisirs d’une seule personne !

Ces derniers mots furent prononcés par Frédérik avec un imperceptible accent d’ironie, dont madame Bastien ne s’aperçut pas, émerveillée, et, il faut le dire, très amusée qu’elle était par la vue d’un spectacle si nouveau pour elle ; aussi ne remarqua-t-elle pas non plus qu’à deux ou trois reprises les traits de son fils se contractèrent légèrement, sous une impression pénible.

En effet, Frédérik, sans être fort observateur, avait été frappé de quelques manques d’égards auxquels le docteur et sa mère avaient été exposés au milieu de cette foule de domestiques bruyans et occupés : quelques-uns avaient, en passant, coudoyé les visiteurs, d’autres leur avaient grossièrement coupé le passage ; plusieurs enfin, surpris de la rare beauté de Marie Bastien, l’avaient regardée avec une curiosité hardie, presque familière… incidens auxquels la jeune femme était d’ailleurs restée complètement indifférente, par distraction ou par dignité.

Il n’en fut pas ainsi de son fils : blessé dans sa délicate et tendre vénération filiale par les procédés des gens du jeune marquis, il comprit bientôt que sa mère, le docteur et lui recevaient un tel accueil de par le fait seul de leur entrée au château par la porte des subalternes en se recommandant d’un des principaux domestiques.

Frédérik sentit seulement dès lors son admiration naïve pour tout ce luxe se nuancer d’une légère amertume, amertume qui avait amené son observation ironique « sur le nombre de gens et de chevaux affectés aux plaisirs ou au service d’une seule personne. »

Mais bientôt la mobilité d’impressions naturelle à son âge, la vue des magnifiques jardins qu’il eut à traverser pour accompagner sa mère et le docteur jusqu’aux serres chaudes, apportèrent à l’adolescent, sinon l’oubli, du moins la distraction de ces premiers sentimens.

Le personnel des jardiniers de Pont-Brillant était non moins considérable que celui des autres services ; après s’être informé auprès de plusieurs des subordonnés de monsieur le chef des cultures, qu’il n’avait pas rencontré chez lui, où se trouvait alors cet important personnage, le docteur et ses amis rejoignirent monsieur Dutilleul dans la serre chaude principale.

Cette immense rotonde vitrée, à toit conique, avait deux cents pieds de diamètre sur quarante de hauteur à son point le plus culminant ; cette serre gigantesque, cons-